Un magasin de téléphonie à Tunis, en 2012. / Zoubeir Souissi / REUTERS

Huit ans après la révolution et plus de soixante après l’indépendance du pays, la langue reste un sujet sensible en Tunisie. Le débat a refait surface après l’adoption d’un arrêté par le conseil municipal de Tunis, lundi 31 décembre, obligeant les commerces de la capitale à utiliser la langue arabe sur leurs enseignes.

Depuis, la polémique fait rage sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les médias. Les détracteurs de la mesure y voient une menace pour Tunis la cosmopolite, rappelant que la langue française est porteuse d’une culture dépassant largement le pays dont elle porte le nom. Une partie des médias dénoncent cette décision – « Tunis part à la dérive », « Le français est en danger » – et accusent la maire de Tunis, Souad Abderrahim, affiliée au parti islamiste Ennahda, d’en être responsable.

Cité dans Le Courrier de l’Atlas, le politologue Hatem Mrad théorise déjà « l’islamisme municipal », estimant qu’utiliser la langue officielle pour « les noms de rues et les enseignes de commerce, c’est une manière d’islamiser la ville de Tunis ». Dans un registre moins idéologique, mais avec une bonne dose de sarcasme, certains ricanent : transcrite en arabe, l’enseigne de restauration « Paul » signifierait littéralement « urine ».

Une circulaire vieille de 25 ans

En réalité, le français ou les autres langues étrangères ne seront pas interdits, mais l’usage de l’arabe deviendra obligatoire. En outre, Souad Abderrahim n’est pas à l’origine de l’arrêté qui a été adopté à l’unanimité par le conseil municipal. Techniquement, il s’agissait de réactiver une circulaire vieille de 25 ans ayant pour but de conforter la place de la langue arabe dans l’espace public et l’administration. Sous la présidence de Ben Ali, déjà, des textes officiels avaient tenté de contrôler l’usage des langues. A l’époque, certains observateurs les avaient interprétés comme des mesures de rétorsion contre la France où des médias, des intellectuels et des responsables politiques critiquaient le régime autoritaire tunisien.

Après la révolution de 2011, la question de la place du français dans la société s’est de nouveau posée. Ahmed Bouazzi, conseiller municipal du Courant démocratique (opposition de centre-gauche), est à l’initiative de la réactivation de l’arrêté récemment adopté. Cet enseignant retraité de l’Ecole nationale d’ingénieurs de Tunis, membre d’un parti d’opposition sous Ben Ali, a basé sa démarche sur la Constitution de 2014, qui stipule que l’Etat « veille à la consolidation de la langue arabe, sa promotion et sa généralisation », ainsi que sur une lecture anticolonialiste de l’histoire du pays.

Pour prouver la portée politique et colonisatrice de la langue, il se réfère aux accords d’autonomie interne signés entre la France et la Tunisie en 1955, quelques mois avant le traité d’indépendance du 20 mars 1956. « La France a obligé les Tunisiens à utiliser la langue française dans ses documents officiels et à s’adresser en français aux étrangers, rappelle-t-il. A l’époque, ceux qui établissaient les politiques publiques en France savaient pertinemment que coloniser les esprits est moins coûteux et plus efficace qu’occuper un territoire. »

Traduire les menus des restaurants

Autre argument de M. Bouazzi : les touristes en visite à Tunis ne sont pas en mesure de se sentir « à l’étranger » quand il n’y a que des lettres latines partout. De son côté, René Trabelsi, nouveau ministre du tourisme – le premier de confession juive depuis des décennies –, a proposé de traduire les menus des restaurants en arabe à côté des autres langues. Une mesure plutôt bien accueillie mais qui n’a pas encore été suivie d’effet. Elle pourrait faciliter le séjour d’une grande partie des touristes : la moitié des 8 millions de voyageurs ayant visité le pays en 2018 sont Algériens ou Libyens.

Au lendemain de l’indépendance, c’est l’élite bilingue bourguibienne qui a pris le pouvoir. Adopter le français dans les institutions de l’Etat signifiait l’élimination d’office d’une élite arabophone concurrente. Soixante ans plus tard, « les lignes politico-linguistiques des groupes bougent », note la chercheuse Stéphanie Pouessel dans l’ouvrage collectif Tunisie, une démocratisation au-dessus de tout soupçon ? (dir. Amin Allal et Vincent Geisser, éd. CNRS, 2018). Les notables traditionnels ont notamment été déstabilisés par l’arrivée d’une nouvelle élite dans le sillage des élections de 2011 remportées par Ennahda.

Au-delà des rapports de forces politiques et linguistiques qu’il révèle, cet arrêté risque de ne pas être plus respecté que les précédents textes réglementaires adoptés en 1993 ou 1999 et dont il s’inspire. En outre, le débat sur la langue des enseignes en cache un autre : celui des franchises de marques internationales qui se multiplient en Tunisie, sans grande valeur ajoutée pour le pays. « Le vrai débat devrait porter sur le modèle économique des concessions et franchises en soi et leur impact négatif sur l’économie tunisienne », écrit ainsi le chercheur en économie et sciences politiques Mohamed-Dhia Hammami.

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