L’avis du « Monde » – à voir

Quel est ce monde où une jeune femme décide d’abandonner à la maternité son nouveau-né hurlant de faim ? De s’enfuir par la fenêtre dans le froid glacial, alors qu’elle perd encore du sang ? De rejoindre illico son « lieu de travail », un taudis fumant où elle plume des volailles au milieu d’autres femmes ? Le patron qui exploite ces misérables se volatilise sans les payer. Reste dans les mains d’Ayka un poulet, qui a la taille du bébé. C’est glaçant, et cela ne fait que commencer. Ayka, le film du Russe Sergey Dvortsevoy, présenté à Cannes, en 2018, a valu à la comédienne kazakhe Samal Yeslyamova le Prix – mérité – d’interprétation féminine. L’actrice avait joué dans le précédent film du réalisateur, Tulpan, prix Un certain regard en 2008.

Lire la critique parue lors du Festival de Cannes : « Ayka », la survie et la révélation d’une mère

Ayka, c’est Rosetta puissance 10, transportée à l’ère du téléphone portable dans la Russie contemporaine – le film des frères Dardenne avait obtenu la Palme d’or en 1999. Rosetta vivait dans la roulotte avec sa mère alcoolique, et s’accrochait à son travail. Ayka n’a plus que sa sœur, avec qui elle communique seulement par téléphone, et ce mobile qui ne cesse de sonner. Des mafieux la harcèlent et la menacent. Ayka, émigrée kirghize sans papiers, s’est endettée et leur doit de l’argent. Elle a deux jours, pas plus, pour trouver la somme. Personne pour l’aider dans le squat surpeuplé où elle peut encore se réfugier : une autre jeune femme lui a pris son travail, profitant des quelques jours d’absence d’Ayka partie à la maternité pour accoucher.

Le réalisateur, âgé de 56 ans, un ancien ingénieur et manageur d’Aeroflot, converti au cinéma, montre une Russie sordide où triomphe la corruption. Un pays où les chiens sont mieux traités que les humains. Pour filer la métaphore, une partie du film se déroule justement chez un vétérinaire où Ayka va trouver un peu de réconfort, et quelques jours de travail en remplacement de la femme de ménage.

Le cinéaste ne recule devant rien. On a droit au regard fixe des chiots tétant leur mère. Et à l’hémorragie d’un autre animal qu’Ayka doit éponger, alors qu’elle-même continue de se vider. Chienne de vie.

Une dimension universelle

C’est trop, bien sûr. Ce qui pouvait s’apparenter à un geste artistique il y a vingt ans, de la part des frères Dardenne, devient une succession de gestes attendus. Caméra portée, pas hésitants dans la neige, respiration haletante. Ayka tient malgré tout la route, pour deux raisons. Tout d’abord, le scénario n’en dit pas trop sur le personnage, lui conférant une dimension universelle. Ayka, réfugiée, pourrait venir d’un autre pays à la déroute. Elle rêvait de liberté et d’indépendance financière. Ce n’est pas seulement la crise économique (comme dans Rosetta) qui est responsable de son malheur, mais plus généralement le monde du XXIe siècle qui a perdu son humanité. Une mère peut alors se dire qu’il vaut mieux éviter à son enfant un long calvaire. Mais que pense réellement, au fond d’elle, la mutique Ayka ? Elle reste un mystère à découvrir, jusqu’à la dernière image.

Le second intérêt du film, c’est le jeu de la comédienne et de son corps : son personnage a le désir de survivre et de s’effacer tout à la fois. Salma Yeslyamova transmet cette confusion des sentiments de façon bouleversante. Quand une femme médecin lui dit qu’elle aurait pu mourir de son hémorragie, Ayka ferme les yeux. Est-elle soulagée ou aurait-elle préféré s’éclipser ? Elle gardera le secret sous ses paupières.

AYKA - Bande annonce
Durée : 01:17

Film russe de Sergey Dvortsevoy. Avec Salma Yeslyamova (1 h 50). Sur le Web : www.arpselection.com/category/tous-nos-films/drame/ayka-461.html