Marcelo Bielsa avant un match face aux Queens Park Rangers, le 6 janvier. / Paul Childs / Action Images

Lorsque Marcelo Bielsa convoque une conférence de presse impromptue, il faut souvent s’attendre au pire. L’Angleterre connaît encore mal l’entraîneur argentin mais a dû avoir vent de ses annonces brutales : mercredi 16 janvier, une rumeur véhiculée sur les réseaux sociaux a laissé entendre que l’entraîneur de Leeds s’apprêtait à annoncer sa démission aux médias. Après avoir quitté l’Olympique de Marseille avec fracas en 2015 après la première journée de championnat, puis la Lazio de Rome avant même d’avoir dirigé une seule rencontre, la rumeur d’un départ de l’indomptable et imprévisible technicien ne semblait pas totalement incongrue.

Le contexte : Marcelo Bielsa se voit reprocher par le football anglais d’avoir, le 10 janvier, envoyé un émissaire à l’entraînement à huis clos de Derby County pour espionner son prochain adversaire. L’Argentin a avoué et assumé, la Fédération anglaise a ouvert une enquête. Qu’aurait-il de si important à ajouter qui mérite une conférence exceptionnelle ?

Mais de démission il n’y aura point. Pour le plus grand soulagement des supporteurs de Leeds, actuellement en tête de la Championship, le deuxième échelon du football britannique, et dont « El Loco » est devenu une véritable idole. En lieu et place, les journalistes anglais assistent, incrédules, à une véritable plaidoirie de 70 minutes, soutenue par un cours magistral sur ses méthodes de travail. Lui qui assure ne pas aimer « être surexposé dans les médias », mais sait en jouer avec malice, veut surtout déminer cette affaire qui a pris une dimension considérable en Angleterre, du fait du pedigree des protagonistes - l’entraîneur de Derby County, furieux, n’est autre que l’ancienne gloire Frank Lampard.

« Je sais que tout ce qui est légal n’est pas forcément bien »

Son objectif, assure Marcelo Bielsa, est de « simplifier l’enquête en donnant toutes les informations nécessaires » et en assumant être « l’unique responsable ». ll veut aussi se justifier vis-à-vis de ceux qui se sont fait une « opinion de [son] comportement, le condamnant, estimant qu’il n’était pas éthique et qu’il était immoral, que ce n’était pas fair-play, que c’était de la triche ». Marcelo Bielsa, dont le grand-père, avocat, contribua à la rédaction du code pénal argentin, connaît bien la différence, parfois ténue, entre l’illégal et l’immoral : « Je sais que tout ce qui est légal n’est pas forcément bien. » Observer depuis l’espace public une activité qui se déroule dans un lieu privé ? Pas fair-play, peut-être, mais légal, assurément. Bielsa assume. Pis, il explique avoir procédé de la même façon avec l’ensemble des clubs de son championnat : « Je ne peux pas parler anglais mais je peux vous parler des 24 équipes de Championship ».

Powerpoint à l’appui, Bielsa expose la masse de données qu’il utilise pour préparer ses rencontres. Compilation de centaines de statistiques, analysées en autant de graphiques, et des milliers d’heure de visionnage de vidéos. Il explique avoir regardé des extraits des 51 rencontres disputées par les joueurs de Derby County en 2018, au rythme de quatre heures d’analyse par rencontre, avant de se lancer dans une présentation détaillée des schémas tactiques utilisés par les hommes de Frank Lampard, qui voit ainsi mis sur la place publique toutes ses stratégies.

« On se sent coupable si on ne travaille pas assez »

Si Marcelo Bielsa reconnaît qu’espionner son adversaire la veille de la rencontre permet de mieux connaître « le onze de départ, le système tactique et les décisions stratégiques sur les coups de pied arrêtés », il tient toutefois à en relativiser le véritable impact : « Je n’ai pas besoin de regarder un entraînement de l’adversaire pour savoir comment il joue. »

« Quand vous êtes coach, une vingtaine de personnes vous abreuvent d’informations pour préparer les matches. Toutes ne sont pas nécessaires. Alors pourquoi procède-t-on ainsi ? Parce qu’on se sent coupable si on ne travaille pas assez. Ça réduit l’anxiété. » Un remède qui fonctionne sur cet esprit torturé, et qu’il s’administre depuis de longues années déjà. Lors du Mondial 2002, celui qui était alors sélectionneur de l’Argentine avait exigé qu’on lui livre un container de 7000 cassettes afin de mieux étudier ses adversaires, rappelle le site de So Foot.

On ne sait encore si les arguments avancés par Marcelo Bielsa serviront sa cause devant la fédération. Mais cette conférence de presse a déjà contribué à renforcer sa légende, déjà bien fournie, et conforté les « Bielsistes » dans leur adoration du personnage qui compte de plus en plus d’adeptes de l’autre côté de la Manche. « J’adore Bielsa », écrivait l’influent consultant et ancien joueur Gary Lineker sur Twitter mercredi soir, tandis que la presse anglaise, jeudi, le caricaturait en roi des espions. « Punissons Bielsa - et inspirons-nous de lui », recommandait le Times, célébrant le « visionnaire méticuleux (...) qui est sans aucun doute en train de marquer de son empreinte le Championship et tous les entraîneurs de ce pays ».

Seul un homme n’a pas apprécié la démonstration : Frank Lampard. Après la qualification de Derby County pour le quatrième tour de la Coupe d’Angleterre, l’ancien milieu de terrain de Chelsea a estimé que Marcelo Bielsa avait surtout cherché à se mettre en scène : « Je n’ai pas vu Pep Guardiola faire ça. Je n’ai pas vu Jürgen Klopp faire ça. Je n’ai pas vu (Mauricio) Pochettino faire ça. Ils font ça en privé, pas en public. Ca m’a absolument surpris, c’est incroyable. »

Marcelo Bielsa est déjà bien loin de ces considérations. Il prépare le prochain match de son équipe face à Stoke City, qui vient de nommer un nouvel entraîneur. Il a ainsi prévu d’analyser « les 26 matches que [ce nouveau coach] avait joué avec Luton [son ancien club], ainsi que les scénarios tactiques qu’il a utilisés ». Et peut-être d’envoyer un de ses adjoints, déguisé en buisson, près des terrains d’entraînement.