A partir du 21 janvier, les Français pourront contribuer directement au « grand débat national » sur une  plate-forme, gérée par l’entreprise Cap Collectif. / « Le Monde »

Un « générateur d’intelligence collective ». C’est ainsi que se présente sur son site Cap Collectif, l’entreprise choisie par le gouvernement Macron pour gérer la plate-forme numérique qui recueillera les contributions des citoyens au « grand débat national ». Cette société de 25 salariés a conçu le site qui s’inscrit dans l’opération de réponse à la contestation des « gilets jaunes ».

Sur le portail granddebat.fr, lancé mardi 15 janvier, on trouve pour le moment des kits destinés aux organisateurs des débats sur le terrain, ainsi que la présentation des quatre thématiques retenues : transition écologique, fiscalité et dépenses publiques, démocratie et citoyenneté, organisation des services publics. Ces fiches reprennent les lignes politiques tenues par le gouvernement pour cette consultation des Français. Par exemple, ni l’ISF [impôt de solidarité sur la fortune] ni la TVA [taxe sur la valeur ajoutée] ne font l’objet de questions dans la thématique « fiscalité », comme le note un journaliste du site Les Jours sur Twitter : ceci alors qu’Emmanuel Macron ne souhaite pas que l’ISF figure dans le grand débat national.

A partir du 21 janvier, c’est sur ce site que les citoyens pourront venir contribuer directement au « grand débat national ». Pour participer, il faudra s’inscrire sur la plate-forme, sous sa propre identité ou sous un pseudo. Quelles seront les modalités de cette participation en ligne ? Les citoyens pourront-ils poster des commentaires libres dans la forme comme sur le fond ou devront-ils répondre à des questions ? « Les discussions sont en cours », précise Cyril Lage, le fondateur de Cap Collectif, mercredi 16 janvier – six jours avant le lancement du portail participatif. Il explique « mettre à disposition une technologie » et « essaye[r] d’aller au plus loin des marges de manœuvre à [sa] disposition : questionnaires, boîtes à idées, classements de préférences, questions ouvertes où la personne choisit son contenu, etc. ».

De nombreuses prestations rémunérées

Le choix du gouvernement de faire appel aux services de Cap Collectif n’est pas une surprise. Dans le petit monde de la « civic tech » française, qui regroupe les nouveaux acteurs numériques de la participation citoyenne à la décision publique, Cap Collectif est devenu en quelques années un acteur central. Son fondateur, Cyril Lage, fait partie des militants de la démocratie participative qui ont lancé en 2013 Parlement et Citoyens, une association en faveur de la construction commune des lois entre parlementaires et citoyens.

En juillet 2014, il a changé de modèle « faute de soutien des institutions », dit-il, et créé une start-up, Cap Collectif, afin de « trouver les conditions économiques pour maintenir la plate-forme ». L’outil est alors encadré par un contrat de licence « propriétaire », c’est-à-dire que son code informatique ne peut pas être copié ni étudié. Une décision critiquée à l’époque par de nombreux acteurs de la « civic tech » qui militent pour l’ouverture du code des outils de participation citoyenne, condition, selon eux, d’une vraie transparence des débats. Pour Cyril Lage, au contraire, « l’intégrité de la plate-forme est garantie par la transparence des données ».

Depuis, l’entreprise s’est développée, multipliant les prestations rémunérées pour des collectivités ou l’Etat. Consultation sur la loi pour une République numérique en 2015 ; appel à projets « Mon projet pour la planète » lancé par Nicolas Hulot en 2017 ; concertation sur la bioéthique et les retraites en 2018 : en quatre ans, la plate-forme a été la plus sollicitée par les ministères et l’administration. Le logiciel outille aussi le budget participatif de plusieurs grandes villes, dont Nantes et Bordeaux.

Instrumentalisation de la concertation

C’est également la plate-forme de Cap Collectif qui, plus récemment, a servi à la consultation lancée le 15 décembre par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) pour répondre à la crise des « gilets jaunes ». Lors de cette consultation citoyenne, à laquelle 31 000 internautes ont participé, l’abrogation du « mariage pour tous » est arrivée en tête des propositions des participants, suscitant une polémique sur l’instrumentalisation de la concertation. Cyril Lage y voit un aléa normal de toute consultation directe. « C’est à l’institution qui organise d’analyser et de traiter ensuite les informations pour décider comment elle va exploiter cette matière », assure-t-il.

Mais cette vision ne fait pas l’unanimité chez les acteurs de la « civic tech ». Pour Armel Le Coz, autre pionnier de la démocratie participative en France, cofondateur du collectif Démocratie ouverte : « Ce qu’il s’est passé au CESE est l’un des écueils à éviter. Lors de cette consultation, l’outil a été ouvert avec peu de médiatisation, seuls les militants ont participé. Or, il ne suffit pas d’ouvrir une plate-forme, il faut aussi aller chercher des participants qui soient représentatifs de la société française, au-delà des gens en colère. Une consultation en ligne doit être accompagnée comme un débat public, il faut distribuer la parole pour qu’elle ne soit pas monopolisée par les mêmes personnes. C’est le rôle des organisateurs et c’est pour cela qu’ils doivent être indépendants. »

La nouvelle consultation nationale sur le site granddebat.fr risque-t-elle de reproduire les mêmes erreurs ? Cap Collectif affirme n’assurer pour le moment que la partie technique de la mission : l’entreprise va fournir l’outil et l’administrer, notamment en assurant la modération, effectuée sur « signalement de la communauté, selon les règles de la charte du grand débat, directement inspirée de celle de notre entreprise », explique Cyril Lage. Les participants s’engageront ainsi à « ne diffuser aucune information volontairement erronée, tronquée ou hors sujet » ou à « éviter tout prosélytisme ». Aucun autre dispositif spécifique n’est prévu pour le moment, selon lui, pour accompagner le site du grand débat.

Transparence des débats

Mais il reste encore de nombreuses inconnues sur les modalités finales de la concertation. Notamment sur le rôle que joueront les cinq personnalités chargées par le gouvernement de garantir l’indépendance des débats. « Sans accompagnement indépendant, il y a un vrai risque que ce débat soit instrumentalisé par certains ou boudé par les “gilets jaunes” », prévient Armel Le Coz, qui estime que « le gouvernement n’a pas pris, pour le moment, les garanties nécessaires pour empêcher un nouveau fiasco ».

Autre enjeu, et non des moindres : la transparence des débats et des contributions. Quelle sera l’utilisation des informations recueillies dans le cadre de la consultation ? « Notre contrat stipule que les données, hébergées en France, appartiennent entièrement au client. Cap Collectif a interdiction formelle de les exploiter », précise Cyril Lage. Ces données seront-elles mises par le gouvernement à la disposition d’associations capables de vérifier que la restitution finale, placée sous le contrôle et la responsabilité de garants, est bien impartiale ? L’enjeu est de taille. Si le grand débat national échoue, c’est la démarche même de démocratie ouverte et participative en ligne qui risque d’être touchée.

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