« Des hommes couleur de ciel », de Maylis Besserie, L’Observatoire. / L'OBSERVATOIRE

LES CHOIX DE LA MATINALE

Des rééditions du philosophe virtuose Vladimir Jankélévitch, de passionnants récits, notamment autour de la « guerre des paysans » allemands au XVIe siècle, une autobiographie trash, un roman gore… il y en a pour tous les goûts au « Monde des livres ».

ESSAI. « Philosophie morale », de Vladimir Jankélévitch

Pourquoi lire et relire Jankélévitch, plus de trente ans après sa mort en 1985 ? L’impressionnant volume Philosophie morale, qui regroupe sept livres, échelonnés de 1933 à 1967, permet d’entrevoir une réponse. On y découvre, ou retrouve, les tours et détours de l’acrobate aux prises avec la mauvaise conscience, le mensonge et le malentendu, le mal, l’austérité, le pur et l’impur, l’ennui, le sérieux, le pardon…

Jamais ces textes ne sont destinés à construire un système. La tâche de Jankélévitch est tout autre : donner le vertige, en explorant sa conscience et la nôtre, entre plis et replis, remords et volontés. Peu importe la nature de l’âme, seuls comptent ses états. Or ils sont perpétuellement mobiles, fluctuants, éphémères et à la limite du dicible. Tel est, sans doute, le fil directeur de toute cette œuvre, qui veut continûment « essayer de penser jusqu’au moment où la pensée se brise sur des choses difficiles à saisir ».

Récapitulons. Une pensée fine, musicale, intelligente et sensible, mais aussi, quand il le faut, intransigeante, radicale et tranchante. Un sens aigu du caractère indispensable de la philosophie, et une lucidité non moins aiguë concernant ses limites. Une action résolue pour la mémoire et la dignité, un combat incessant contre toutes les formes de fascisme et d’antisémitisme, contre les postures idéologiques et les dogmatismes.

Finalement, Vladimir Jankélévitch incarne, à sa façon, ce qui nous devient à présent indispensable. Et qui risque, chaque jour un peu plus, de manquer. Voilà pourquoi le retrouver est nécessaire. Roger-Pol Droit

FLAMMARION

« Philosophie morale », de Vladimir Jankélévitch, édition établie par Françoise Schwab, Flammarion, « Mille et une pages », 1 174 p., 32 €.

ROMAN. « Le Cherokee », de Richard Morgiève

Automne 1954, dans le comté de Garfield, dans l’est de l’Utah. Nous sommes moins de dix ans après Hiroshima et Nagasaki, un an après la fin de la guerre de Corée. Le ton monte entre les Etats-Unis et l’URSS.

Parti en patrouille de nuit pour une affaire de soucoupe volante aperçue par plusieurs témoins, le shérif Nick Corey va d’abord découvrir, au milieu de nulle part, une limousine verte abandonnée, avant de voir atterrir, tous feux éteints, un chasseur à réaction de l’US Air Force. Sans pilote. On ne plaisante pas avec les Martiens et moins encore avec la menace soviétique. Dans les heures qui suivent, la région va se trouver envahie par l’armée et le FBI.

Richard Morgiève embarque son Nick Corey dans une course contre la montre pour sauver la planète. Mais la quête de sa vie est avant tout celle d’un tueur en série dont les derniers événements lui ont étrangement permis de retrouver la trace. Celui-là même qui avait assassiné ses parents avec une rare cruauté lorsqu’il avait 16 ans. Le jeune garçon s’était alors retrouvé condamné pour parricide avant d’être disculpé.

La piste du tueur est terrifiante. Richard Morgiève sème des mains et des doigts coupés, des dents arrachées, des viscères répandus. Un Grand-Guignol permanent. Partout, il faut que ça saigne. Mais au milieu de cette horreur, dont on rit parfois tant il force le trait, bat une tendresse avide. Une folie compassionnelle. Un élan d’amour inouï que la douleur ne parvient jamais à briser. Quel écrivain ! Qui sait extirper un peu d’espoir et d’humanité à la plus absolue noirceur. Xavier Houssin

JOËLLE LOSFELD

« Le Cherokee », de Richard Morgiève, Joëlle Losfeld, 480 p., 24 €.

RÉCIT. « La Guerre des pauvres », d’Eric Vuillard

Les lecteurs d’Eric Vuillard savent comme l’écrivain travaille à partir d’images – Tristesse de la terre et L’Ordre du jour (Actes Sud, 2014 et 2017) en témoignent particulièrement.

Pour écrire La Guerre des pauvres, consacré à une révolte populaire en Allemagne au XVIsiècle, il s’est entre autres appuyé sur des gravures de l’époque. Et son texte semble bien ressortir du même art, par la modestie de ses dimensions (80 petites pages) autant que par son caractère incisif.

S’il est court, mené au galop, ce dixième livre du prix Goncourt 2017 ne s’en révèle pas moins riche, qui remonte sur deux siècles l’histoire d’une « soif d’égalité » parallèle au développement d’idées annonçant la Réforme protestante, pour arriver à la figure centrale du livre, le prêtre et théologien Thomas Müntzer (1489-1525). Celui-ci brûle d’une colère inextinguible qui nourrit ses sermons et ses lettres, et va faire de lui un meneur de la « guerre des paysans », née dans la Souabe en 1524 du refus d’une corvée, bientôt devenue beaucoup plus générale.

Eric Vuillard ne cache pas la sympathie que lui inspirent son personnage, exécuté à 35 ans, et toutes les révoltes populaires, de toutes les époques. Son écriture extrêmement précise, ses phrases d’une brièveté superbe ont la grâce d’empêcher La Guerre des pauvres de virer au prêche. Raphaëlle Leyris

ACTES SUD

« La Guerre des pauvres », d’Eric Vuillard, Actes Sud, « Un endroit où aller », 80 p., 8,50 €.

ROMAN. « Des hommes couleur du ciel », d’Anaïs Llobet

Le récit en puzzle raconte l’immigration à La Haye d’une fratrie tchétchène divisée. Oumar vit son homosexualité en secret, au péril de sa vie, tandis que Kirem prépare un attentat. Le roman choral se nourrit des facettes, bien distinctes, que les narrateurs montrent à leurs différents interlocuteurs, selon qu’ils sont Tchétchènes ou non. La vraie confidence n’est faite qu’au lecteur.

Ces fragments identitaires impulsent au texte sa forme et son rythme. Devoirs faits en classe, faisceaux de SMS, messages postés en ligne, les éclats de récit sont partout, dilués dans la forme romanesque, tous porteurs de vérités dangereuses pour des personnages qui peinent à les dissimuler. L’écriture s’empare de la vitesse des réseaux. Quand l’attentat a lieu, les victimes, encore enfermées dans le gymnase où il est perpétré, documentent elles-mêmes les faits. Posts, commentaires, l’auteure transpose la forme virtuelle et en fait une sorte de « live littéraire », dans lequel le langage a lui aussi cédé à l’urgence et à la panique.

Tout comme les médias, la connexion généralisée entre aussi dans la mécanique narrative. Elle étale, exhibe, expose au danger des « hommes couleur de ciel » dévoilés malgré les kilomètres, les noms d’emprunt et les mensonges soigneusement orchestrés. Dans l’espace décloisonné des réseaux, nul ne peut désormais se cacher. Dans le labyrinthe du récit, Anaïs Llobet fait sonner les langues comme des alertes. Le tchétchène des menaces, mais aussi des souvenirs d’enfance, le russe laissé par l’ennemi en héritage des guerres, et la langue de l’exil qui a permis pour un temps d’être soi. Maylis Besserie

L’OBSERVATOIRE

« Des hommes couleur de ciel », de Maylis Besserie, L’Observatoire, 224 p., 17 €.

AUTOBIOGRAPHIE. « Comme il pleut sur la ville », de Karl Ove Knausgaard

Cinquième tome (sur six) du grand récit autobiographique de Karl Ove Knausgaard, Comme il pleut sur la ville s’ouvre quand le Norvégien, âgé de 20 ans, revenu du cercle arctique, étudie à la prestigieuse Académie d’écriture de Bergen.

Dire que l’obsession du sexe et des beuveries, au cœur du volume précédent, est derrière lui serait mentir, elle est même intimement mêlée à son quotidien, parfait alliage de pitoyable et de sublime. Tantôt, emporté par l’alcool et la jalousie, il blesse son frère à l’œil, se fait coffrer par les flics, erre sans le sou et criblé de dettes en rêvant de la belle Ingvild. Tantôt il lit compulsivement, discourt sur « santé et maladie » dans La Montagne magique, ou partage avec son ami Espen quelques fulgurances sur Claude Simon ou Tomas Tranströmer.

Le plus savoureux est tout ce qui lui est enseigné à l’académie, sous la houlette de Jon Fosse. On prend peu de gants quand on commente ses textes, et il désespère de devenir un jour écrivain. A chaque page, on mesure, de fait, tout ce qu’il aura dû oublier ou transgresser pour en devenir un – totalement à part, addictif et inimitable. Florence Noiville

DENOËL

« Comme il pleut sur la ville. Mon combat. Livre V » (« Min Kamp, Femte Bok »), de Karl Ove Knausgaard, traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet, Denoël, « & d’ailleurs », 836 p., 26,90 €.

RÉCIT. « L’Empreinte », d’Alexandria Marzano-Lesnevich

ll ne fait aucun doute que Ricky Langley, employé d’une station-service, a tué, en 1992, son petit voisin, âgé de 6 ans, en l’étranglant. Ni que des traces de sperme ont été découvertes sur le tee-shirt de l’enfant, alors que l’homme a purgé quelques années de prison pour des antécédents de pédophilie. Le suspect a avoué le crime et mené les enquêteurs au cadavre dissimulé dans le placard de sa chambre.

A rebours de tant d’histoires criminelles, L’Empreinte se fonde non sur la déduction mais sur l’induction. « Il s’agit, explique l’auteure en préambule, d’un livre sur la façon dont nous comprenons nos vies, le passé, sur la façon dont nous nous comprenons les uns les autres. Pour y parvenir, nous créons tous des histoires. »

C’est un récit en tout point personnel et, parallèlement, en tout point objectif, à la jonction du « nouveau journalisme » et du true crime, de l’autobiographie et de l’enquête.

Dans le passé, Ricky Langley avait plusieurs fois demandé de l’aide pour sa maladie mentale aux services de l’Etat, qui ne l’ont pas écouté. Alexandria Marzano-Lesnevich n’a pas non plus été entendue lorsque, à l’âge de 8 ans, elle a révélé à ses parents les abus sexuels commis par leur grand-père sur elle et ses sœurs chaque fois qu’il dormait sous leur toit.

Lucidité, richesse de réflexions, acuité de style, sophistication de la construction afin de restituer l’épaisseur du temps… L’Empreinte, qui vient de recevoir le prix France Inter/Le JDD, offre une méditation d’une intelligence folle sur les secrets de famille et les fantômes qui hantent nos vies à notre insu. Macha Séry

Sonatine

« L’Empreinte » (The Fact of a Body, a Murder and a Memoir), d’Alexandria Marzano-Lesnevich, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, Sonatine, 472 p., 22 €.