A Wall Street et ailleurs, l’incertitude inhérente aux phénomènes de flux, d’estimations d’économistes, d’analystes, de perceptions des investisseurs, reprend ses droits. / Richard Drew / AP

En 2008, le spectre de la grande crise de 1929 avait surgi, mobilisant l’action sans précédent des banques centrales. Dix ans plus tard, le pire a été évité, et les banques centrales ont commencé à remballer leur arsenal d’outils exceptionnels déployés pour sauver le système financier. Pour les investisseurs, ce changement de régime est délicat à négocier efficacement. Mais il est surtout capital pour la gestion des risques.

Il est aujourd’hui bien compris que l’intervention hors norme des banques centrales avait constitué une forme de « répression financière », forçant la baisse des taux d’intérêt, et du même coup la hausse artificielle du prix des actifs financiers. Cette époque est révolue : les investisseurs doivent désormais de nouveau se livrer à l’exercice d’estimation de la vraie valeur des actions et des obligations, les distorsions de prix par manipulation des banques centrales ayant vocation à se dissiper. Ils doivent aussi s’attendre à ce que la volatilité des marchés augmente.

En effet, l’intervention régulière, massive et prévisible des banques centrales sur les marchés avait constitué au fil des années un facteur très stabilisant. L’incertitude inhérente aux phénomènes de flux, d’estimations d’économistes, d’analystes, de perceptions des investisseurs, reprend ses droits, et avec eux un niveau de volatilité moyen des marchés plus élevé.

Mais l’essentiel n’est pas là.

Ce qui renaît avec le retrait des banques centrales, c’est l’importance de l’improbable, c’est-à-dire la plausibilité de scénarios dont l’extravagance était devenue inconcevable tant que la surveillance sourcilleuse et puissante des banques centrales était là.

Extrêmes possibles

Or, ces scénarios hors normes font partie de la grande histoire des marchés, et les banques centrales ne sont plus là. Les statisticiens expliquent ces scénarios en remarquant que les évènements de marchés ne suivent pas une « distribution normale », qui autoriserait d’ignorer les évènements tellement improbables qu’ils sont statistiquement insignifiants.

Au contraire, ils suivent une loi de distribution analogue à celle des événements naturels (sismiques, maritimes, etc.), ou à celle qui régit la répartition de la richesse individuelle : la moyenne des données historiques renseigne bien peu sur la réalité des extrêmes possibles.

Par exemple, ce qui importe quand on habite dans une région sismique, c’est l’irruption volcanique hors norme, et non pas la succession d’innombrables secousses mineures. De même, la moyenne des revenus des lecteurs de cette chronique volerait en éclat si Jeff Bezos se mettait à la lire… Il en va de même des marchés, ils ne suivent pas une distribution statistique normale.

En effet, la nature des marchés actions est certes de progresser sur le long terme, par-delà les hauts et les bas, sauf que la nature est parfois brutalement contrariée. Nombre d’épargnants en ont fait l’amère expérience en 2008. Le risque à long terme est le risque de ruine, pas celui de volatilité. Pour reprendre le jargon des statisticiens, ce qui importe n’est pas la multitude d’évènements qui se situent dans le voisinage de la moyenne, mais celui qui se situe en « queue de distribution statistique », en anglais « tail risk », possible quoique éminemment improbable et qui changerait tout.

Munitions épuisées

La toute-puissance des banques centrales avait pris en charge ce type de risque. C’était le sens du fameux « I will do whatever it takes » prononcé par Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne (BCE), en 2012. Sentence à laquelle il avait ajouté « Believe me, it will be enough », et il avait raison.

Mais aujourd’hui, lui ni aucun autre banquier central ne peuvent plus prononcer ces paroles. Ils sont tous arrivés, au moins pour l’instant, aux limites de leur exercice. Les munitions se sont épuisées. La BCE a cessé d’intervenir, et la Réserve fédérale (Fed, banque centrale américaine) est même en train de détricoter ce qui avait été fait pendant des années. Par conséquent, l’improbable redevient capital.

Par exemple, il est improbable que l’économie américaine entre en récession en 2019. Il en va de même pour l’Europe, quoique la probabilité soit plus élevée. Mais le niveau très élevé du taux d’endettement global pourrait aujourd’hui rapidement aggraver un ralentissement, et si cela devait se produire, ce dernier pourrait facilement être exacerbé par un quelconque choc externe comme une nouvelle escalade des tensions avec la Chine, ou une crise politique en Europe.

Et dans ce scénario, le manque de marges de manœuvre des banques centrales pour intervenir serait criant. Les marchés se trouveraient très démunis devant cette détérioration imprévue de l’environnement. Autrement dit, la probabilité d’une récession demeure faible, mais les enjeux d’une survenance de cet évènement ont beaucoup augmenté pour les investisseurs. C’est principalement ce type de risque, ce « tail risk », qui avait disparu avec l’omnipotence des banques centrales, et qui doit désormais être de nouveau considéré.