De gauche à droite : Felwine Sarr, François Vergès et Achille Mbembe. / AFP / Flickr

Quelque chose de nouveau est en train de s’inventer. Une aventure qui s’écrit en marchant, avec sa part d’incertitudes et ses questions sans réponses. C’est du moins l’espoir de Felwine Sarr et d’Achille Mbembe, initiateurs des Ateliers de la pensée à Dakar, fin 2016, prêts aujourd’hui à oser une nouvelle étape avec le lancement d’une école doctorale ouverte à une trentaine de jeunes chercheurs et artistes issus du continent africain ou de ses diasporas.

L’expérience se passe dans la capitale du Sénégal, où ils se réuniront du mardi 21 au vendredi 25 janvier avec leurs huit encadrants. « Il fallait répondre à une demande, trouver le moyen de donner davantage d’espace à ces jeunes qui ont le souhait de s’inscrire dans l’histoire globale que nous voulons écrire », raconte Felwine Sarr, écrivain et économiste sénégalais dont le rapport corédigé avec l’historienne Bénédicte Savoy sur la restitution des œuvres d’art à l’Afrique a réveillé les revendications de plusieurs Etats. Coïncidence pas totalement fortuite : les travaux débuteront dans le nouveau Musée des civilisations noires, inauguré en décembre à Dakar.

Répondre à une demande, mais pas seulement. Il y a aussi, chez ces intellectuels désireux d’ancrer un nouvel espace de débat en Afrique francophone, la volonté de travailler avec les nouvelles générations de chercheurs, de créer des réseaux pour stimuler la production de nouveaux savoirs capables de répondre aux défis complexes que doivent relever l’Afrique et plus largement le monde si l’on se réfère par exemple aux questions environnementales et climatiques. L’école doctorale a ainsi pris pour thème de cette première édition : « Nouveaux savoirs et enjeux planétaires ».

« Nous avons besoin de créativité pour trouver des solutions, nous ne devons pas nous enfermer dans des savoirs de la répétition ni nous contenter de consommer des savoirs produits ailleurs », poursuit Felwine Sarr, rappelant le manifeste des Ateliers de la pensée : il postule l’abolition des frontières entre les disciplines comme de celle qui a pu être dressée entre les diasporas et le continent au gré de la « fuite des cerveaux ».

Regards croisés

Les 26 doctorants, sélectionnés parmi plus de 150 candidats, seront plongés dans un bain où il sera aussi bien question d’histoire que de philosophie, de sciences et de nouvelles technologies, d’urbanisme et d’économie. La présence de plusieurs artistes est aussi une des affirmations fortes de cette nouvelle académie.

« La recherche doit se faire dans une grande conversation entre tous les grands domaines des sciences, mais elle doit aussi associer les disciplines de l’imagination, la littérature, les arts…, défend l’historien camerounais Achille Mbembe. L’imagination est elle-même une modalité de la connaissance, elle fait appel à d’autres facultés humaines et l’Afrique en regorge. Nous ne pouvons pas négliger cette ressource si notre ambition est de mieux analyser les mutations de nos sociétés. »

Le plasticien camerounais Landry Mbassi, dont le travail sur l’art contemporain africain et les flux migratoires aboutira à une exposition, sera amené à converser avec l’Ivoirien Armel Konan Kouassi Djomo, dont les recherches portent sur les villes nouvelles africaines, le sociologue camerounais Georges Macaire Eyenga, engagé dans une réflexion sur la réinvention de la punition en Afrique, ou encore l’anthropologue sénégalaise Mariama Diallo, tournée vers « les nouveaux espaces de la citoyenneté politique ». Ce ne sont là que quelques exemples illustrant la diversité des regards qui se croiseront à Dakar.

Cette volonté d’innovation ne signifie pas transiger sur la rigueur demandée à chaque jeune chercheur. Au contraire. Les deux fondateurs des Ateliers de la pensée ont demandé aux six tuteurs qui les accompagnent – comme eux de renommée internationale et, pour certains, enseignant dans des universités américaines ou européennes – d’être prêts à transmettre les meilleurs outils empiriques et théoriques. Ils leur ont aussi demandé d’user de leur notoriété pour favoriser l’insertion de ces universitaires africains dans les grands réseaux de recherche internationaux.

« Il existe une division internationale du travail dans la recherche. Les chercheurs africains sont réduits au statut de collecteurs de données et tout le travail théorique se fait à l’extérieur du continent. Il faut transformer ce rapport qui fait de nous des informateurs. Nous devons récupérer le pouvoir d’interpréter nous-mêmes notre réalité », poursuit l’auteur de Critique de la raison nègre (éd. La Découverte, 2013) et professeur au Wits Institute for Social and Economic Research, à Johannesburg.

« Un tout petit pas »

Cette exigence méthodologique n’exclut pas de bousculer les habitudes. La politologue Françoise Vergès, qui préside l’association Décoloniser les arts, imagine, comme elle le fait avec des collectifs d’artistes depuis plusieurs années, de demander aux chercheurs de se prêter à des expériences qui débrident leur curiosité, renouvellent leur manière de regarder.

« L’Afrique a été écrasée par des discours sur le continent et ses peuples. Il faut s’émanciper de cet axe de la connaissance Nord-Sud », explique-t-elle, appelant par exemple à prendre ses distances avec l’économie du manque qui dicte la plupart des objectifs assignés aux Africains pour rattraper le monde qualifié de développé. « Je souhaite que ces jeunes chercheurs puisent à Dakar de la force pour avoir confiance en eux, en leur imagination. Il y a peu de savoirs établis. Inventer de nouveaux modèles suppose de reconquérir de la liberté par rapport des enseignements académiques encore beaucoup trop corsetés », ajoute-t-elle.

Depuis les Etats-Unis, où il enseigne à l’université Columbia (New York), le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, soutien de la première heure des Ateliers de la pensée, se réjouit de la création de cette nouvelle école doctorale : « Elle est une suite logique pour être en mesure de penser à partir de l’Afrique et pour marquer la présence des Africains dans la réflexion du monde. »

Lucide, Achille Mbembe a conscience, avec cette première promotion de l’école doctorale, de faire seulement « un tout petit pas » vers l’émergence d’une communauté intellectuelle continentale. Pour autant, cela ne l’empêche pas de considérer que « les temps sont mûrs pour cela ».

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