Dans un hôpital d’Abidjan, trois enquêtrices passent en revue des dossiers médicaux. Elles décodent les abréviations et déchiffrent les obscures écritures des médecins. Aucun cas de cancer ne doit leur échapper. Elles ont été formées par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), l’agence des Nations unies mandatée par ­l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « Pour collecter les données, il faut se rendre physiquement dans tous les services des hôpitaux, cliniques, centres de santé ou laboratoires d’analyses, et éplucher les dossiers », explique l’une d’elles. Car en Côte d’Ivoire, il n’y a pas de système informatisé, contrairement à ce que l’on verrait par exemple dans les pays scandinaves, où de telles données, réunies au sein de « registres de santé » hyperperformants, sont utilisées comme des ­radars à problèmes sanitaires.

Du coup, le travail des enquêtrices frôle parfois celui de l’archéologue. « Dans certains endroits, les dossiers médicaux sont balancés pêle-mêle et il faut tout reclasser avant de commencer. » Sur son téléphone, l’une d’elles montre la photo d’une salle d’archives jonchée de paperasses, sur une épaisseur de cinquante centimètres au moins. Un défi dans le défi. Car ici comme ailleurs, les cancers sont multiples, protéiformes et difficiles à repérer dans les dossiers : « Certains sont identifiés par l’imagerie, d’autres par des biopsies. Il y en a aussi qui ne sont pas confirmés formellement. » Et s’il s’agissait là de la seule difficulté…

Quelques jours plus tôt, Kouamé Kouadio, de l’Institut Pasteur, blaguait justement à ce sujet avec des étudiants : « Vous savez, en France, les gens ont des adresses. Un nom de rue et même un numéro ! » Une réalité qui, en Côte d’Ivoire, ne va pas de soi.

« L’information recueillie par les registres peut permettre de détecter des impacts environnementaux »

En dix ans d’instabilité politique, Abidjan a été dépassée par le flux des réfugiés qui, entre 2000 et 2011, ont colonisé toutes les dents creuses de la ville, créant des bidonvilles impénétrables et dépourvus d’infrastructures urbaines. Avec 4,4 millions d’habitants, deux fois plus qu’en 2000, la capitale est chaotique et engorgée. Difficile d’imaginer pire scénario pour l’équipe du registre d’Abidjan qui, malgré un budget rachitique (à peine 15 % de ce dont ils auraient besoin pour fonctionner), pointe un à un les cancers, les classe par type, et les positionne dans l’une des dix communes de la capitale. Et ce, depuis 2011.

Les données ainsi collectées à la force d’un stylo-bille sont stockées dans les locaux préfabriqués des registres, dans une pièce fermée, et ­entrées dans l’ordinateur, où mouline un logiciel élaboré par le CIRC. Un logiciel capable de détecter les incohérences et les doublons. Le tout en respectant les règles de protection des données personnelles. Les informations ne sortiront de là qu’anonymisées. Analysées localement, elles permettent d’établir les priorités sanitaires et d’aller au plus efficace.

Un mal assimilé à une malédiction

« On intervient dans les églises ou les mosquées », explique Simon Pierre Boni en déroulant les actions de l’équipe. Non pour prier mais pour sensibiliser. Le mot « cancer » est en effet inconnu pour nombre d’Ivoiriens. « Ce mal est assimilé à une malédiction, raconte un médecin généraliste entre deux consultations. Du coup, ils ne voient le docteur que lorsque les méthodes traditionnelles ont échoué. » C’est-à-dire trop tard, ce qui explique en partie que les trois quarts des femmes succombent par exemple à un cancer du sein. En conséquence, les autorités ­sanitaires du pays ont choisi d’investir dans la détection précoce des ­cancers du sein, mais aussi de financer, dès cette année, un registre ­national du cancer du col de l’utérus. Avec pour objectif d’améliorer l’efficacité des campagnes de dépistage.

A 10 000 kilomètres de là, au nord-est de l’Inde, un panneau publicitaire géant vante les mérites d’un traitement contre le cancer fourni par une clinique privée. Son nom, Apollo, est partout dans les rues de Guwahati. Et pour cause : le cancer est ici un marché. Au début des années 2000, un recensement a secoué l’Inde en montrant que le risque de ­développer un cancer avoisinait les 25 % dans cette région. De quoi justifier l’ouverture, en 2003, de plusieurs registres des cancers, dont celui de la ville de Guwahati, pour améliorer l’offre de soin.

Guwahati, dans le nord-est de l’Inde, où l’on enregistre l’un des plus forts taux de cancer du pays. / Julien Goldstein

Car, pendant des années, faute d’équipements publics adaptés, les patients ont été récupérés par le secteur privé et envoyés à Bombay – à l’autre bout du pays – pour se faire soigner à grands frais. A Guwahati, les données du registre ont donc ­débouché sur la construction, en 2018, du State Cancer Institute, établissement d’un blanc ­immaculé, pouvant accueillir 5 000 patients à l’année et proposant des prix imbattables. Ici, les ­chimiothérapies coûtent quatre fois moins cher que dans le privé. Selon le directeur, 18 autres établissements spécialisés devraient ouvrir d’ici trois ans dans la région. Le début d’une nouvelle ère de soin et d’épidémiologie.

Dans la salle d’archives du State Cancer Institute, une dizaine de personnes s’affairent. Deux font passer des entretiens aux patients : « Mâchez-vous du tabac ? » La réponse vient alimenter le registre de l’hôpital. A l’inverse du registre de population, qui se contente de compter les cas, celui-ci récolte des informations sur le parcours médical ou les petites habitudes des patients. Grâce à cette démarche, il est possible d’analyser l’efficacité des traitements, mais aussi les facteurs responsables des cancers. En l’occurrence, à Guwahati, les premiers coupables identifiés sont vendus à prix modique et à même le sol dans les rues du bazar local : il y a le tabac mais surtout un fruit à la coque orange, la noix d’arec, que les ­locaux offrent en signe d’hospitalité, ou mâchent, colorant leurs lèvres, dents et gencives d’un rose fuchsia inimitable.

Détecter des impacts environnementaux

Mais il y aurait peut-être aussi un autre responsable, situé à quelques pas, de l’autre côté du boulevard. Un fleuve large et splendide, l’immuable Brahmapoutre. « Autour du Gange et du Brahmapoutre, les jeunes femmes développent un taux anormalement élevé de cancer de la vésicule ­biliaire », explique Prashant Mathur, directeur du National Centre for Disease Informatics and ­Research (NCDIR) qui, à Bangalore, centralise les données des64 registres indiens. A Guwahati, ce cancer est aussi fréquent que celui du col de l’utérus. Une bizarrerie qui pourrait trouver son origine dans la génétique de certaines ethnies. Ou dans l’environnement, voire dans la pollution de cet environnement. C’est pourquoi Prashant ­Mathur compte accroître encore la surface couverte par les registres dans le Nord-Est.

Car oui, l’information recueillie par les registres peut permettre de détecter des impacts environnementaux. Des travaux théoriques ont démontré la puissance statistique de tels jeux de données. Cependant, rares sont les études qui les ­exploitent. On relève pourtant quelques succès comme aux Etats-Unis, où l’analyse des données du cancer du poumon autour des mines de charbon a permis de mettre en évidence des pratiques minières plus néfastes que d’autres.

Pourtant, cette approche est aujourd’hui encore discutée, pour ne pas dire décriée, parfois même par des experts au sein des registres. « Dans la pratique, ce genre d’études restent souvent peu concluantes », précise Otto Visser, coprésident du comité scientifique du Réseau européen des ­registres (ENCR).

« Pour faire évoluer réellement le système, il faut une vision prospective et nationale »,
Alain Monnereau, président du réseau des registres français

La preuve de l’impact sanitaire de certains facteurs environnementaux, c’est peut-être ce que trouvera l’Uruguay, pays discret, grand producteur de viande et de soja, qui s’est offert un registre des cancers à la couverture nationale. « Pourtant, en 2005, lors d’un audit, les experts de l’ENCR nous ont vivement déconseillé de passer sur une échelle nationale, explique Enrique Barrios, directeur du registre des cancers uruguayen. Ils ne voyaient pas l’intérêt et pensaient que nous aurions du mal à gérer. Nous avons écouté leurs conseils mais suivi notre instinct. » Entre 2005 et 2010, cette équipe installée dans le quartier chic de la capitale, Montevideo, a recruté des biostatisticiens, des informaticiens, un enquêteur dans chaque département de l’Uruguay, et, en 2014, a publié des données d’excellente qualité, qui ont été acceptées par le CIRC. Une fierté qu’Enrique Barrios peine à cacher.

La Côte d’Ivoire est en train de mettre sur pied un système pour recenser tous les cas de cancers à Abidjan. Ici, dans la zone industrielle de Yopougon. / Julien Goldstein

Jusqu’à maintenant, ces données ont surtout été utilisées pour suivre l’évolution des taux de cancers du poumon, l’obsession du président uruguayen, Tabaré Vazquez, oncologue de profession, et dont les mesures antitabac ont valu à son pays un procès intenté par Philip Morris. Un ­héros de la lutte ­contre le cancer qui pourtant, lors d’un entretien, bat en retraite à l’évocation des deux autres menaces désignées par le CIRC pour son pays, à savoir la surconsommation de viande rouge et l’emploi massif de produits phytosanitaires. Les faits scientifiques deviennent discutables quand ils touchent l’élevage et l’agriculture, deux piliers économiques de l’Uruguay. « C’est ce qui différencie la toxicologie de l’infectiologie par exemple, explique Amalia ­Laborde, ­directrice du département de toxicologie situé dans un ­immeuble délabré de la faculté de ­médecine de Montevideo. Personne ne fabrique, ne vend ou n’utilise les virus ou les bactéries qui nous rendent malades… à l’inverse des produits chimiques ou manufacturés. »

Dans le jardin de la faculté des sciences de Montevideo, Claudio Martinez Debat allume sa pipe à tabac et tire quelques bouffées : « En matière d’agriculture et d’intrants, la situation de l’Uruguay est celle de l’Argentine, avec dix ans de ­retard. » Or, en Argentine, des épidémiologistes pointent dans certains villages agricoles un taux de cancer deux à trois fois supérieur aux incidences nationales, sans parvenir à cerner l’ampleur du phénomène puisqu’il n’y a pas de registre national dans ce pays. D’où l’intérêt des données uruguayennes qui, grâce à leur couverture nationale, pourraient mieux jauger la situation. Ou pas. Car les chiffres des registres, quand ils dérangent, peuvent aussi être enterrés.

Le Monde

Retour en Inde, à Bhopal, le centre du pays. A l’arrière d’une fourgonnette, des femmes réclament des compensations. Elles scandent des ­slogans en sillonnant un quartier dense et animé. A quelques centaines de mètres de là, en décembre 1984, a eu lieu la plus grosse catastrophe industrielle de l’histoire : l’explosion d’une usine de pesticides et la propagation en pleine ville d’un gaz hautement toxique. A l’époque, des milliers de personnes meurent sur le coup. Des centaines de milliers inhalent le produit. Le niveau d’exposition est tel qu’un registre des ­cancers est mis sur pied dès 1985 pour suivre les conséquences à long terme d’une tragédie ­encore bien visible.

Car l’usine est toujours debout. Dans son jus. Elle n’a jamais été décontaminée par son propriétaire, l’entreprise américaine Union Carbide, rachetée en 2001 par la multinationale Dow ­Chemical. Les produits chimiques qu’elle ­contient seraient trop dangereux pour être ­déplacés. Alors on les a laissés là, entourés de quelques mètres de friches, de murs lézardés et d’une ville farcie d’enfants. Avec le temps, une partie s’est infiltrée dans la nappe phréatique, contaminant une eau encore consommée par la population il y a quatre ans.

L’Uruguay est un des rares pays à revenus intermédiaires à disposer d’un registre national des cancers (ci-contre). / Julien Goldstein

Dans ce quartier, il n’y a qu’à demander pour trouver une personne atteinte du cancer. Mohammed Sharif avait 21 ans au moment de la ­catastrophe. Il ne fume pas mais a développé un cancer de la gorge. Son frère et sa belle-sœur aussi ont eu un cancer. Ils sont décédés il y a six et quatorze ans. Au Jawaharlal Nehru Cancer Hospital, le plus gros centre de traitement de la ville, on parle d’une flambée des cas avec aujourd’hui 40 à 50 nouveaux cas arrivant chaque jour. Et les personnes ayant survécu à la catastrophe de Bhopal seraient les plus touchées.

Que dit le registre de ce phénomène inquiétant ? La dernière analyse publiée remonte à 2010 et porte sur les données recueillies entre 1988 et 2007. Une légère augmentation du nombre des cancers y est signalée, expliquée rapidement par la consommation de tabac et la pauvreté des populations vivant autour du site. Depuis, plus rien. Après 2007, les chiffres ne sont bizarrement pas publiés. A part un, brut, paru dans une synthèse nationale indienne et qui pourrait trahir un doublement des cas en 2012 et 2013.

Complaisance du CIRC

Le directeur des registres de Bhopal, Atul Shrivastava, ne commentera pas. Il affirme ne rien savoir des données. « Nous les collectons mais nous ne les analysons pas », à l’inverse de ce qui se fait dans tous les autres registres visités lors de cette ­enquête. « Nous les envoyons directement à Bangalore (au NCDIR), ainsi qu’au CIRC. » Fait surprenant, ce registre est l’un des rares en Inde dont les données sont acceptées par le d’ordinaire si tatillon CIRC. « Un gage de notre sérieux ! », renchérit Atul Shrivastava. Ou d’une complaisance du CIRC qui, avec cette approbation, permet aux Indiens de ­légitimer un travail dont la qualité a été mise en cause dès 2007 par des activistes ?

A ce jour, ni le NCDIR ni le CIRC n’ont répondu aux questions liées à l’analyse des données de Bhopal. Pour l’Etat, les maladies seraient surtout psychologiques dans cette ville. Le dernier rapport technique du National Institute for Research in Environmental Health, chargé de suivre la ­situation sanitaire de la ville, est ainsi consacré aux soins des maladies mentales, apparemment causées par le stress post-traumatique d’un accident vieux de trente-cinq ans.

Les registres des cancers sont un instrument de connaissance. Encore faut-il la volonté politique de se saisir de celle-ci.

Ce que font les autres pays

Les pays scandinaves ont des registres de santé centralisés où toutes les pathologies sont recensées sur l’ensemble du territoire. Ces registres existent parfois depuis les années 1950 et ont un recul historique permettant, entre autres, d’observer l’explosion du nombre de cancers en Europe. Une démarche qui a été suivie par la plupart des pays européens à l’exception de l’Espagne, de l’Italie ou de la France.

Aux Etats-Unis, la notification des cancers est inscrite dans la loi depuis 2007. Ce système est complété par deux types de registres. L’un, très précis, couvre 20 % à 25 % de la population, avec un focus sur les minorités ; l’autre compte tous les cas de cancers au niveau national sur tout le territoire.

L’Allemagne vient de créer un registre national pour un budget estimé à 60 millions d’euros par an. Il est constitué d’une fédération de registres gérés par les régions (Länder), chacun choisissant la question scientifique qu’il souhaite explorer. La Basse-Saxe, au nord-ouest de l’Allemagne, a ainsi fait de la relation santé et environnement sa priorité.

Cette enquête a été financée par le Centre européen de journalisme grâce à son programme de bourse consacré à la santé mondiale « Global Health Journalism Grants Programme for France ».