« Ce sont des vies entières qui ont été bouleversées, perdues, mutilées par des éclats de grenades ou des tirs de flash-balls en pleine tête. » / Daniel Thierry / Photononstop / Daniel Thierry / Photononstop

Tribune. La France traverse une crise sans précédent et les turbulences qui l’ont secoué durant ces derniers mois n’auront échappé à personne. Le mouvement des « gilets jaunes » questionne une Ve République à bout de souffle, parasitée par des mesures politiques injustes et une évasion fiscale massive. Interloquées par un soulèvement qu’elles ne comprennent pas, les élites politiques ont tenté d’appeler à l’accalmie en pointant opportunément les attaques au mobilier urbain. Elles ciblent une part des violences afin de décrédibiliser un mouvement qui, au fond, semble leur faire plus peur qu’elles ne voudraient bien l’avouer.

Mais cette focalisation sur le vandalisme des « casseurs » n’a pas seulement servi à sauvegarder la légitimité d’un gouvernement affaibli. Elle a aussi occulté une autre violence, celle-ci bien plus meurtrière mais ô combien utile au pouvoir et qu’en conséquence, il n’évoque jamais. Il est temps néanmoins de lever les masques. Il est temps de parler des violences policières. Alors même que la majorité s’égosille pour dénoncer un vandalisme impardonnable et que l’incendie d’une voiture rempli les logorrhées des ministres, le décompte des blessés lors des manifestations est couvert d’un silence coupable. Pourtant, le 10 décembre, on en dénombrait 1 052 en un mois et demi de mobilisation.

Ce sont des vies entières qui ont été bouleversées, perdues, mutilées par des éclats de grenades ou des tirs de flash-balls en pleine tête. On ne compte plus les yeux perdus, les visages mutilés ou les mains arrachées. On ne compte plus les débordements, les arrestations multiples pour dissuader tout rassemblement, les abus ou les coups. Le 1er décembre, des gilets jaunes et des journalistes sont passés à tabac sans raison alors qu’ils se réfugiaient dans un Burger King ; d’autres journalistes encore sont visés par des grenades ou des tirs de flash-balls dans l’irrespect le plus total de la liberté de la presse.

Phénomène pas inédit

Les associations s’alarment et les témoignages de manifestants se multiplient sur les réseaux sociaux devant la stupéfaction générale. Mais Macron, loin de se remettre en cause, préfère faire porter la responsabilité sur ce qu’il appelle désormais, dernier signe d’une violence symbolique insensée qui commande ultimement le déchaînement de la répression. Les violences policières ne sont pas un phénomène inédit. De nombreuses associations tiraient la sonnette d’alarme depuis bien longtemps. L’ONG Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) dénonçait déjà le surarmement des CRS, les dangers des pistolets flash-ball ou des grenades GLI-F4 qui arrachent des mains et pulvérisent des pieds.

Elle dénonçait déjà les techniques de plaquage ventral pouvant conduire à l’étouffement lors d’interpellations ou les contrôles d’identité discriminants. Pareillement, Amnesty Internationale dénonçait déjà les délivrances abusives d’interdictions de manifester ou l’usage disproportionné et dangereux des nasses et des armes contre les manifestants. Ces associations démontrent tous les jours l’étendue des violences : des migrants à Calais dont on lacère les tentes, aux victimes d’agressions sexuelles que l’on décourage de porter plainte dans les commissariats, jusqu’aux jeunes roués de coups par une patrouille de la BAC.

Ce climat de répression est général et s’abat autant sur les lycéens et les Gilets Jaunes, que sur les habitants de banlieues, les syndicalistes et les militants depuis des années. Peu de défenseurs des droits y échappent : le président des Amis de la Terre est placé en garde à vue pour avoir maintenu l’organisation de la Marche pour le Climat, tandis que des centaines de personnes tombent sous le joug du « délit de solidarité », encourant des sanctions lourdes pour avoir fait preuve d’humanité !

Répression de l’Etat

Alors que l’on s’indigne devant un Macdonald en flamme, des personnes subissent donc la violence de la répression de l’Etat sans que celui-ci ne s’en émeuve. La violence que le gouvernement se contente de dénoncer est simple et spectaculaire, c’est celle des « casseurs ». Cette cible opportune qu’il instrumentalise lui permet de passer sous silence la violence sourde qu’il fait subir tous les jours à l’ensemble de la population à coup d’arrestations, de bavures, de répression, mais aussi d’imposition, chômage, mépris de classe et exclusion.

Ces sévices sont réservés aux plus pauvres et se répercutent dans le dépérissement programmé des hôpitaux, des écoles et des services publics tandis que l’on offre des milliards aux multinationales via le CICE, que l’on supprime l’ISF et que l’évasion fiscale atteint des records. Contrairement à l’indignation propice envers les « casseurs », la violence symbolique ne donne droit à aucun discours, aucun émoi. Au mieux suscite-t-elle l’indifférence, au pire rejaillit-elle dans l’arrogance des petites phrases de certains.

1 700 blessés depuis le début des « gilets jaunes »

Au lendemain de l’acte IX du samedi 12 janvier, le ministère de l’intérieur confirme au Monde que plus de 1 700 manifestants et autour d’un millier de policiers et gendarmes ont été blessés depuis le début du mouvement des « gilets jaunes ».

Le décompte, effectué à partir des remontées des préfectures, comprend les personnes blessées lors des grandes manifestations et aux abords des ronds-points, selon un représentant de la place Beauvau, qui explique que le ministère ne peut apporter de bilan plus précis. Le bilan inclut les blessés n’ayant pas eu besoin d’une hospitalisation, mais l’évolution rapide des situations médicales rend complexe une différenciation entre « blessés graves » et « blessés légers », selon l’intérieur.

De la même manière, le chiffre de 1 700 manifestants blessés comprend tout type de blessure depuis le 17 novembre, au-delà de celles causées par les forces de l’ordre, dont le nombre précis ne peut être communiqué avant l’aboutissement des procédures judiciaires et administratives. Depuis le début du mouvement, l’IGPN a été saisie de 207 signalements, dont 71 enquêtes judiciaires, pour des faits de violences policières.

Il est donc temps de sortir de la répression et d’écouter la colère. Il est temps de prendre en compte les revendications des associations, des syndicats, mais aussi des citoyens de ce pays. Il est temps de changer de paradigme : de lutter contre les inégalités sociales et l’iniquité fiscale ; d’entamer une transition écologique pour renouer avec l’emploi et transformer nos manières de vivre ; de défendre l’accès à la santé, au logement, à l’éducation ; d’associer les citoyens à l’élaboration des lois.

Il nous faut un moratoire sur les violences policières et une vraie réflexion sur l’usage abusif de la force ; une enquête parlementaire sur les ordres des préfectures et les méthodes imposées ; l’interdiction des grenades explosives et des flash-balls comme le recommande le Défenseur des Droits ; la fin des arrestations arbitraires et préventives de manifestants en violation de la CEDH. Il est temps de lever le voile sur la répression et de défendre le droit à manifester car c’est à travers lui, et lui seul, que toutes les utopies resteront possibles.