Le parallèle entre la bande dessinée et le théâtre pourrait paraître quelque peu convenu au connaisseur, mais il n’a sans doute jamais été aussi fondé que dans le cas de Rutu Modan. Pour celle qui est la principale représentante de la première génération d’auteurs de bande dessinée israélienne, et qui peut même se targuer d’avoir introduit le genre dans son pays, la création artistique est une question de représentation et toute œuvre implique le recours à la planche. Qu’elle ait l’horizontalité d’un plateau ou celle du papier.

Proposée dans le cadre du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, une exposition met en scène quelques-uns des travaux de Rutu Modan. Pour l’occasion, la cour et les étages de l’hôtel Saint-Simon sont transformés en un véritable petit lieu de théâtre, où draperie et machinerie à imaginer s’animent pour laisser voir au visiteur, installé aux premier et deuxième balcons dans les loges accueillant les personnages, les coulisses et l’atelier de travail de l’artiste-créatrice.

Actes Sud BD

Lorsque Rutu Modan sort de l’Académie des beaux-arts de Jérusalem, un champ exceptionnellement ouvert s’offre à elle. Tout vide appelle à être comblé, et dans un pays qui ignore alors l’existence même du 9e art – jusqu’à infliger aux parangons des comics (Superman) et de la bande dessinée franco-belge (Tintin) un cuisant revers commercial –, l’aubaine est trop belle pour la laisser s’échapper. Pour le simple lectorat potentiel, jusqu’aux responsables de maisons d’édition, de journaux et de magazines, les codes, techniques et usages du genre étaient totalement méconnus. Mais le terrain vierge allait bientôt ne plus l’être.

Un art neuf en Israël

Années 1990. En Israël, c’est tout un art qui reste donc entièrement à découvrir, et qui devra, sous peu, trouver et construire ses propres repères. La jeune Rutu Modan, encore toute remuée par certaines leçons sur la bande dessinée dispensées aux Beaux-Arts (parmi lesquelles un cours consacré à Maus d’Art Spiegelman), et se rappelant avoir elle aussi mis la main sur la plume à dessin avant de partir effectuer son service militaire obligatoire, décide de se mettre à l’ouvrage.

Et cela démarre plutôt fort. « Rutu a pu faire ses classes sans se soucier de toute forme de critique, explique Thomas Gabison, commissaire de l’exposition et codirecteur de la collection Actes Sud BD aux côtés de Michel Parfenov. Elle publiait dans des journaux et des magazines qui acceptaient sans exception ce qu’elle proposait, car personne ne distinguait ni ne connaissait grand-chose en matière de dessin dit classique ou underground. » Alors l’auteure en herbe expérimente styles et écritures, manie les influences à foison et, la pratique et la satisfaction de voir ses œuvres publiées aidant, a tôt fait d’affiner et de perfectionner sa patte.

Pour ne pas laisser le genre en train de se créer balbutier trop longtemps et exploser dans l’œuf, elle s’associe très vite à d’autres artistes émergents et lorgne, en quête d’inspiration, du côté des arts qui ont le vent en poupe, comme la littérature et le théâtre, histoire de profiter et de s’engager dans leur bonne vague.

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Rutu Modan commence à faire son trou en Israël. Avec Yirmi Pinkus (écrivain, caricaturiste et illustrateur illustre né à Tel-Aviv la même année que Rutu Modan, en 1966), elle y publie notamment un très grand nombre d’ouvrages pour la jeunesse. Thomas Gabison précise à ce sujet que « tous deux ont même reçu la commande de l’équivalent d’un ministère de l’éducation pour éditer deux livres offerts à tous les écoliers, tirés chacun à 250 000 exemplaires et dans lesquels ils reprenaient des personnages créés par une célèbre autrice des années 1930, Leah Goldberg ».

Succès à l’étranger

Mais c’est en dehors des frontières de son pays qu’elle reçoit les honneurs les plus larges. Sans aucun doute parce que, précisément, elle ose les franchir dans le but de découvrir ce qui s’y fait, ce qui plaît et ce qui s’y vend et, surtout, dans le but de se faire découvrir, elle et le collectif d’auteurs de bande dessinée alternative qu’elle a rassemblé sous le nom d’Actus Tragicus. « J’étais alors libraire spécialisé en bande dessinée, se souvient Thomas Gabison. Rutu sentait qu’il fallait éditer ses ouvrages en français et en anglais pour se faire lire. Elle sillonnait ainsi l’Occident avec son groupe, d’Angoulême à New York, et déposait leurs travaux dans les librairies. Pour moi, L’Assassin aux slips a été la révélation, et la collection Actes Sud BD a été conçue pour éditer cette production. »

C’est ainsi qu’assez ironiquement son premier roman graphique, Exit Wounds, a été publié dans le pays natal de Rutu Modan bien après ses parutions en éditions étrangères. L’auteure y délaisse les traits quelque peu parodiques et outrés de ses premières planches pour une épure qui deviendra vite immédiatement identifiable.

Que ce soit pour cet album ou pour le suivant, La Propriété – travaux qui l’ont introduite en grande pompe sur la place française, lui valant respectivement le prix Essentiel (2008) et le Prix spécial du jury (2014) à Angoulême –, Rutu Modan traite de périples improbables à la recherche de paternels ou de fils perdus, et se lance à la poursuite du souvenir et d’une mémoire collective.

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Chaque fois, elle développe les caractéristiques, pour ne pas dire les caractères, d’une troupe de personnages hauts en couleur qui essaient de rejouer les dés de leur propre histoire. Les drames les plus horribles sont abordés de plein fouet – des attentats montrés aux journaux télévisés ou faisant les « unes » des grands quotidiens jusqu’à des reconstitutions in situ de scènes de rafle dans les rues de l’ancien ghetto de Varsovie – mais côtoient les discussions les plus triviales. Ici, deux médecins en pleine autopsie échangent sans complexe autour de leur repas de midi ; là, on constate froidement que le cimetière reste le seul et unique lieu de rendez-vous des citadins.

Ce mélange de tonalités correspond, selon Thomas Gabison, à « toute la force du burlesque » avec lequel Rutu Modan joue sans cesse. « Elle dit le drame dans des scènes absurdes afin de l’exorciser. Dans l’exposition, nous montrons par exemple une séquence d’Exit Wounds où les deux héros croisent le chemin d’une cantinière qui vient de perdre son mari dans un attentat. Cette femme qui pleure compte parmi les personnages les plus tristes de toute son œuvre : son geste, tout en retenue, exprime le tempérament d’une femme forte qui sait qu’il faut continuer à vivre malgré tout. »

Planches et saynètes

La scénographie choisie pour l’exposition d’Angoulême alterne une présentation de planches et d’esquisses préparatoires au premier étage et une recréation de saynètes d’intérieur et d’extérieur de La Propriété et d’Exit Wounds, qui se voient démultipliées par l’insertion de petites fenêtres, de petites cases sur une version agrandie, au deuxième étage. Le visiteur assiste ainsi à une succession de mises en abyme : il pénètre dans l’illusion, dans le monde de la représentation, dans le petit théâtre de Rutu Modan.

CE

Avant cela, il a pu glisser son œil dans le « Fotoplastikon » (machine qui orne bel et bien un musée de Varsovie, permettant aux visiteurs de découvrir des images stéréoscopiques de la ville d’avant-guerre), installé dans la cour de l’Hôtel Saint-Simon, et apercevoir, entre autres, quelques photographies de Rutu Modan et de toute la joyeuse petite bande de l’Actus Tragicus. Enfin, son ascension dans les étages de la bâtisse s’accomplit aux sons de dialogues choisis, extraits des albums joués par des comédiens.

Car Rutu Modan met en scène avant de mettre en page. Afin de mieux capter les mimiques, le comique de situation, les faciès et la gestuelle affolés ou décontenancés de ses futurs personnages de papier, elle a besoin de les voir évoluer sous ses yeux. « Rutu écrit un script très détaillé puis met en scène des acteurs, révèle Thomas Gabison. Ensuite, elle redessine sur ordinateur d’après les photos qu’elle a prises. »

Pas étonnant de trouver parmi ses influences revendiquées des œuvres d’un Hitchcock ou d’un Tchekhov. Pas étonnant non plus, à l’issue de cette exposition, de comprendre ce que Rutu Modan apporte à la bande dessinée, chez elle et au-delà. Aujourd’hui traduite dans plus de quinze langues, son œuvre continue de tracer un sillon précieux que les futures générations d’auteurs pourront emprunter.

« Rutu Modan : un théâtre tragi-comique », hôtel Saint-Simon, jusqu’au 27 janvier.