L’actrice française Déborah Lukumuena entourée du réalisateur Louis-Julien Petit, des comédiens Corinne Masiero et Pablo Pauly avec la productrice Liza Benguigui pour la présentation du film « Les Invisibles » au festival d’Angoulême, en août 2018. / YOHAN BONNET/AFP

Tête haute, regard assuré, démarche dynamique, à 24 ans, Déborah Lukumuena porte en elle la vaillance de la jeunesse et la force de l’ancienne joueuse de rugby qu’elle a été. Deux atouts qui l’engagent à relever les défis qui se présentent à elle et à foncer coûte que coûte, malgré les oiseaux de mauvais augure qui pourraient lui faire remarquer que son corps ne correspond guère au canon des actrices françaises. Tout comme, quelques années auparavant, lorsque, étudiante en lettres modernes à La Sorbonne, on lui faisait observer que les profs noirs n’étaient pas des plus nombreux au lycée où elle espérait faire carrière.

Si Déborah Lukumuena n’en a cure, c’est qu’elle a hérité du caractère de sa mère, baluba, « une femme forte, digne, débrouillarde, costaude. Impulsive aussi », selon la jeune actrice révélée dans Divines de la réalisatrice française Houada Beynyamina. Un rôle qui lui valu, entre autres, le prix de la meilleure actrice aux Journées cinématographiques de Carthage en 2016, en Tunisie, et le césar de la meilleure actrice dans un second rôle l’année suivante.

Comédienne la plus jeune à obtenir la précieuse récompense du cinéma français dans cette catégorie, elle est aussi la première femme noire à avoir été distinguée. « Cela m’a boostée, confie-t-elle. Et me fait aspirer à l’excellence. Comme tout acteur, j’ai des doutes. Et ce, d’autant plus que je suis jeune dans le métier. Mais je veux me prouver que j’en suis capable. »

« Secteurs poussiéreux »

Actuellement en deuxième année au Conservatoire national supérieur d’art dramatique à Paris, Déborah Lukumuena est l’une des premières comédiennes et comédiens à avoir profité de la master-class Ier Acte voulue par Stanislas Nordey pour promouvoir une plus grande diversité sur les plateaux de l’Hexagone. « On est encore peu nombreux sur scène, reconnaît Déborah Lukumuena. Le théâtre et le cinéma français sont enviés dans le monde entier, mais ils ne traduisent pas du tout la multiculturalité de la société française. C’est choquant. » Pour autant, la jeune femme est optimiste : « Ces secteurs sont poussiéreux, mais la nouvelle génération arrive avec le désir de bousculer tout cela. »

Déborah Lukumuena est actuellement, avec Audrey Lamy et Corinne Masiero, à l’affiche des Invisibles. Une comédie de Louis-Julien Petit sur des femmes qui partagent leur quotidien entre la rue et les centres d’hébergement. Elle y interprète une jeune en voie de réinsertion, qui travaille désormais aux côtés des plus démunies. On la retrouve également sur les planches du Théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis, interprétant Anguille, personnage éponyme du premier roman fort remarqué du Comorien Ali Zamir, Anguille sous roche (éd. Le Tripode), prix Senghor 2016 et mention spéciale du jury du prix Wepler.

Durant une heure quarante-cinq, elle narre en un seul souffle la vie de cette adolescente en train de se noyer entre Mayotte et Anjouan, seule survivante du naufrage d’un kwassa-kwassa – embarcation traditionnelle des pêcheurs – pris clandestinement pour rejoindre l’île française. Anguille se souvient de la lumière de Matsamudu, du plaisir qu’elle avait, du haut de sa terrasse, à humer la mer scintillante, de sa rencontre avec Vorace, des premiers émois loin du regard intransigeant du père, Connaît-Tout, et de la sœur jumelle, Crotale.

Déborah Lukumuena avec son césar de la meilleure actrice dans un second rôle décroché en 2017 pour son interprétation dans « Divines », de Houada Beynyamina. / THOMAS SAMSON / AFP

La mise en scène de Guillaume Barbot est réussie. Le dispositif scénique mêle esthétique et simplicité. Deux murs, une porte, de l’eau au sol, des reflets au plafond, enferment la narratrice jusqu’à suffocation dans une histoire et un destin qu’elle ne peut fuir, dans des souvenirs dont elle ne peut s’échapper, une tragédie qu’elle ne peut éviter. Création sonore et jeux de lumières permettent le va-et-vient entre présent et passé et font s’affronter à la réalité les désirs d’une femme indépendante, qui entend vivre comme elle le souhaite, en dépit des codes d’une société extrêmement patriarcale. Une femme qui a fait le choix de la liberté, quel qu’en fût le prix.

« Langue extrêmement riche »

L’écriture d’Ali Zamir n’est pas politique. Elle est plus que cela. Elle est poétique. Le verbe chante. La langue s’épuise et se régénère dans des registres et des rythmes différents qui ponctuent cette phrase unique qui s’étale sur les 318 pages du roman. Le jeu et le souffle de Déborah Lukumuena ont su préserver et transmettre la grâce littéraire de cette vie offerte en testament. Et pourtant le texte s’est longtemps refusé à elle. « C’est une langue extrêmement riche, avec beaucoup de couleurs, de relief, qui mêle différents niveaux de registres et qui finit, comme l’anguille, par vous glisser entre les mains et vous échapper. Il est impossible de la figer. Cette prose m’a longtemps résisté tellement elle est dense. Le texte lui-même était le seul obstacle à franchir pour que je puisse totalement m’en libérer », raconte-t-elle. Avant d’ajouter : « Mais cela m’a apporté de l’endurance, et a renforcé mon goût des mots, de la précision, de la syntaxe. »

Française née de parents originaires de République démocratique du Congo (RDC), Déborah Lukumuena dit avoir retrouvé dans cette narration, avec ses longues digressions et ses anecdotes, celle des contes africains. « L’influence de ma culture congolaise est sans doute là, dans mon phrasé, ma manière de dire, influencée par la musicalité du lingala que je parle à la maison. » Celle qui refuse de choisir entre ses deux cultures estime qu’« il y a du bon et du mauvais dans chacune d’elles. Je suis française. Je suis congolaise. Et j’en suis fière. Ceux qui peinent à le comprendre révèlent non seulement une étroitesse d’esprit mais surtout un grand vide en eux. C’est triste ».

Anguille sous roche, d’après le roman d’Ali Zamir, adaptation et mise en scène de Guillaume Barbot, avec Déborah Lukumuena, jusqu’au 27 janvier au Théâtre Gérard-Philippe – Centre dramatique national de Saint-Denis, puis du 29 janvier au 2 février au Théâtre du Tarmac, à Paris.

Les Invisibles, de Louis-Julien petit, sorti le 9 janvier.