Nick Clegg, responsable depuis septembre des affaires publiques de Facebook, après avoir dirigé le parti libéral démocrate du Royaume-Uni, a annoncé, lundi 28 janvier, une série de mesures sur les publicités politiques et la modération du réseau social. De passage à Bruxelles, il revient, dans une interview au Monde, sur la façon dont Facebook envisage ses relations avec les gouvernements.

Nick Clegg, en mai 2017. / NIKLAS HALLE'N / AFP

Facebook dit avoir beaucoup investi dans la lutte contre les interférences dans les élections. Si le référendum sur le Brexit avait lieu aujourd’hui, le résultat serait-il différent ?

Ce sera aux chercheurs et aux scientifiques de déterminer, de manière empirique, le lien entre les réseaux sociaux et la manière dont les gens votent. La nature de ce lien n’est pour l’instant pas du tout claire : aux Etats-Unis, où les réseaux sociaux sont accusés d’avoir facilité l’élection de Donald Trump, de nombreux travaux montrent que leur rôle n’a pas du tout été aussi important que ce qu’on suppose parfois. En fait, ces recherches, comme celles de la Columbia school of journalism ou de Harvard, sont très claires sur un point : elles disent que ce sont les médias traditionnels qui ont joué le rôle le plus important. Il est normal que des entreprises comme Facebook soient observées de très près, et qu’on leur demande des comptes, mais il ne faut pas oublier que la plupart des gens s’informent par les canaux traditionnels comme la télévision.

Vous annoncez pourtant de nouvelles mesures encadrant les publicités politiques sur les réseaux sociaux.

Effectivement, c’est une modification importante de la manière dont nous gérons les publicités politiques, à quelques mois des élections européennes. Sur ce sujet, nous opérons dans une sorte de vide législatif. La France est le seul pays en Europe à avoir adopté une loi [certains articles de la loi controversée sur la manipulation de l’information]. La France est en avance sur la plupart des pays dans ce domaine. Beaucoup de mesures que nous annonçons aujourd’hui sont modelées sur la nouvelle loi française. Bien sûr, en France, les publicités partisanes étaient déjà interdites durant les campagnes, mais la loi nous a servis pour cadrer les règles que nous appliquons aux publicités sur des sujets de société, comme l’immigration par exemple. Celles-ci seront aussi couvertes par nos nouvelles règles.

Nous allons durcir les conditions pour publier des publicités politiques sur Facebook : il faudra s’enregistrer, dévoiler qui finance la publicité, et ces informations seront stockées dans une archive publique librement consultable pendant sept ans. C’est un niveau de transparence jamais atteint. Nous allons bien au-delà de toutes les demandes faites par les gouvernements. Nous ne prétendons pas que c’est une réponse parfaite, mais par rapport à 2016, le Brexit et l’élection de Trump, nous sommes bien mieux organisés sur la transparence des publicités politiques.

Vous avez également annoncé la mise en place d’une sorte de « cour d’appel », qui pourra être saisie par les utilisateurs qui s’estiment injustement censurés. Pourquoi ?

La raison pour laquelle Mark Zuckerberg a lancé ce projet, c’est qu’il ne veut pas que Facebook, une entreprise privée, soit en position d’arbitre de la vérité. Nous sommes en permanence mis sous pression en raison de contenus que nous laissons sur la plate-forme ; mais l’autre versant de cette histoire, c’est que Facebook supprime aussi énormément de contenus, et décide seul des paramètres de ce qui est ou non acceptable.

Sur la liberté d’expression, « Facebook ne peut pas être à la fois le juge et les jurés »

Mark Zuckerberg et moi-même pensons que même si Facebook conçoit ces règles de manière intelligente et subtile, l’entreprise ne peut pas être à la fois le juge et les jurés. Dans les cas les plus complexes, il sera possible de soumettre la question à un panel, qui sera totalement indépendant. Nous publions aujourd’hui un document de consultation pour recueillir les suggestions de nos utilisateurs sur la meilleure manière de concevoir ces panels, qui devront avoir une représentation régionale ou nationale. Nous définirons probablement un groupe de personnes, dont nous tirerons des « jurés » ; cela n’aurait aucun sens de demander à des personnes vivant en Amérique du Sud d’arbitrer un désaccord en Australie. Nous faisons plusieurs tests à ce sujet dans le monde entier.

Nick Clegg, en mai 2017. / NIKLAS HALLE'N / AFP

Depuis deux ans, Facebook encourage beaucoup l’utilisation des « groupes », lieux de discussion autour d’un sujet ou d’un lieu. En France, cet outil a été très utilisé par le mouvement des « gilets jaunes » et a été accusé d’encourager sa radicalisation.

Si vous donnez aux gens la liberté et le pouvoir de s’organiser, de temps en temps ils s’en serviront pour faire des choses avec lesquelles vous êtes d’accord, et à d’autres moments ils s’en serviront pour faire des choses avec lesquelles vous êtes en désaccord. C’est la liberté !

J’ai entendu des gens me dire « c’est génial que Facebook ait pu contribuer à l’émergence du mouvement #Metoo, mais je n’aime pas le fait qu’il serve aux “gilets jaunes” ». Vous ne pouvez pas choisir la cause ! Facebook ne peut pas décider de ce que feront les utilisateurs des outils de communication qu’il leur donne.

Bien sûr, il faut que la loi soit respectée, et Facebook a développé des relations de proximité avec les services de maintien de l’ordre, y compris en France. Nous avons aussi nos règles internes, qui interdisent par exemple les appels à la haine et à la violence. Mais si ces règles sont respectées, c’est simplement la manière dont la liberté fonctionne : parfois vous serez d’accord avec ce qui s’organise, et parfois non.

La France envisage une taxe de 3 à 5 % sur le chiffre d’affaires visant spécifiquement les grandes entreprises du numérique. Vous qui en tant qu’élu aviez critiqué le fait que Facebook paye trop peu d’impôts au Royaume-Uni y êtes-vous favorable ?

Pour la fiscalité des grandes entreprises internationales comme Facebook, la vraie question n’est pas de savoir si elles ne payent pas d’impôts : en 2017, Facebook a payé 4 milliards de dollars d’impôts – le taux d’imposition de l’entreprise était de 23 %. La vraie question, c’est que Facebook paye la quasi-totalité de ces impôts aux Etats-Unis, alors que 85 % de ses utilisateurs se situent en dehors des Etats-Unis.

Bien sûr que cela doit changer : je le disais avant de travailler pour Facebook, et je le dis encore aujourd’hui. Mais Facebook n’écrit pas les législations fiscales : il y a un grand débat que les gouvernements doivent avoir entre eux pour définir la manière dont les impôts sont liés, ou non, à l’endroit où la valeur est créée. Personnellement, je pense que les gouvernements devraient changer ces règles ; il y a aujourd’hui un déséquilibre. Mais la seule manière de le faire, c’est par une discussion entre tous les Etats.

Vous faites référence aux discussions lancées dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économique ?

J’ai vu le secrétaire général de l’OCDE, José Angel Gurria, vendredi. Je lui ai dit très clairement qu’il n’y avait pas de plus grand soutien de sa démarche qu’à Facebook. Et ce même si, au final, Facebook doit payer plus d’impôts ! Le plus important pour nous, c’est que Facebook soit imposé de manière juste, transparente, durable et non-discriminatoire.

Bien sûr, en tant qu’ancien homme politique, je comprends très bien pourquoi les gouvernements se sentent obligés de prendre des décisions chacun de leur côté. Mais je maintiens que, à long terme, ce n’est pas une solution stable, ni rationnelle. Nous n’avons pas de système d’imposition international adapté au nouveau phénomène que représentent les géants du numérique.

Facebook prévoit de créer un système de messagerie commun à WhatsApp, Messenger et Instagram : cela ne portera-t-il pas atteinte à la concurrence et à la vie privée ?

Il est encore extrêmement tôt pour parler de cela. Il y a tant de travail à faire et de consultations à mener, avec des régulateurs, des experts… La seule chose certaine est que Mark Zuckerberg pense – et beaucoup seront d’accord avec lui, intuitivement – qu’il est frustrant d’avoir autant de moyens de communiquer : Whatsapp, Instagram, Messenger, etc. Selon lui, ce serait une bonne chose si, à l’avenir, on pouvait simplifier cela.

Vous menez en France un projet pilote sur les discours de haine, qui prévoit que des régulateurs puissent suivre « de l’intérieur » la manière dont Facebook travaille : pourrait-il être reproduit ailleurs, y compris en Pologne ou au Brésil ?

Oui, je l’espère. La France se montre précurseure avec cette initiative. L’équipe du président Macron pourra envoyer des représentants de son administration à Menlo Park, au siège de Facebook, pour voir sur place, de façon concrète, comment sont modérés les contenus, de manière très sophistiquée. Facebook est aujourd’hui, dans le monde, la plus grande des entités chargées d’examiner et de trier du contenu. Personne d’autre ne le fait à une telle échelle. Il donc très positif que les responsables français aient accès à cela : cela pourra influencer, dans le bon sens du terme, les futures régulations.

Facebook a crû très vite, a fait des erreurs

Cette manière de faire peut devenir un modèle. Nous avons reçu des marques d’intérêts de plusieurs autres gouvernements européens qui veulent participer. Si la première phase de quatre ou cinq mois s’avère être un succès, nous serons ravis de travailler avec eux.

Cette expérimentation est un bon exemple de la façon dont Facebook est en train de changer, et de façon assez radicale. Il y a deux ans, je ne pense pas que l’entreprise aurait même pensé à se lancer dans une telle initiative. Aujourd’hui, les dirigeants de Facebook – et ma nomination en est probablement le dernier exemple – veulent vraiment travailler en partenariat avec les autorités. Ce n’est pas dans l’intérêt de Facebook d’être constamment accusée d’opérer dans un espace non régulé. Que cela soit par nécessité ou par choix, le résultat est le même : c’est une jeune entreprise (15 ans d’âge) qui a crû très vite, a fait des erreurs, mais qui agit désormais avec beaucoup plus le sens des responsabilités.

En France et ailleurs, des élus souhaitent remettre en cause le statut d’hébergeur, assez peu contraignant, dont bénéficie Facebook, pour y substituer un statut « d’accélérateur de contenus ». Etes-vous d’accord ?

Cette évolution est déjà en cours : en Europe, Facebook se voit demander de retirer les contenus terroristes dans un délai d’une heure, ce qui est une demande assez raisonnable. Nous avançons tous pas à pas, et nous tentons de décrire quelque chose auquel nous n’avons jamais été confrontés jusqu’ici : Facebook n’est pas comme Le Monde. Ce n’est pas une publication éditorialisée. Les gens choisissent ce qu’ils veulent y poster. La taille de la plate-forme est incroyable : 100 milliards de messages par jour ! Comment les législateurs, à Paris et ailleurs, peuvent-ils fixer les frontières ? Les mesures prises dans des domaines où la nature du contenu est très claire – comme le terrorisme – vont être étendues. J’espère que les gouvernements vont prendre leurs responsabilités et dire quelles règles ils souhaitent. C’est à eux de décider.

Emmanuel Macron a dit, la semaine dernière, souhaiter que soit mis fin à l’anonymat sur les réseaux sociaux…

Cela a toujours été la règle sur Facebook. Mais pas sur WhatsApp ou Instagram. WhatsApp est une plate-forme chiffrée, ce qui donne de fortes garanties de respect de la vie privée, car les messages ne sont vus que par leurs destinataires. Les gens accordent de la valeur à ce degré de respect de la vie privée. Certains jeunes utilisent, de manière subtile, plusieurs comptes Instagram : un pour les messages publics, un autre pour des échanges plus privés.

Je ne pense pas qu’il puisse y avoir une règle générale unique applicable à toutes les plates-formes. Facebook donne l’impression d’être un espace semi-public, WhatsApp est une plate-forme plus privée. Instagram est entre les deux. Cela reflète les attentes des gens : parfois ils veulent s’exprimer sur la grand-place, parfois avoir des conversations plus intimes. Garder cette variété de choix est important.

Fiscalité, vie privée, concurrence, élections… Facebook est critiqué dans de nombreux domaines en Europe. Y a-t-il un problème avec le modèle même de Facebook ?

Nous sommes au milieu d’une révolution industrielle : l’utilisation des données est la principale force de réorganisation de la société aujourd’hui, que ce soit dans la conception des voitures, la surveillance de l’agriculture, la révolution de la santé, l’éducation, la manière dont nous nous connectons… Facebook n’en est pas le seul exemple. Mais c’est le plus visible : le grand public utilise la plate-forme, et celle-ci est présente dans des parties sensibles de notre vie, comme la famille, les élections, etc.

Il est normal que les gouvernements s’interrogent sur les règles à adopter dans cette quatrième révolution industrielle. Comme lors des révolutions précédentes. La voiture a été inventée, et ce n’est que dans un deuxième temps que les régulateurs ont exigé des freins, des ceintures de sécurité, etc. Il est normal que des technologies, qui apportent de grands bienfaits, provoquent aussi de grandes interrogations et suscitent des régulations.

Les PME sont parmi les premiers bénéficiaires de Facebook

J’espère – et je n’en doute pas – que les régulateurs européens prendront des mesures avec sagesse, et pas avec un sentiment de revanche ou d’antiaméricanisme. Car si un produit comme Facebook est utilisé par 2,6 milliards de personnes, c’est tout de même qu’il y a une raison. Les plates-formes sont comme un miroir tendu à l’humanité, on y voit des choses belles et d’autres moins. Notre travail est de minimiser les mauvais aspects, mais n’oublions pas les bons côtés : des centaines de milliers de PME françaises et européennes ont, par exemple, grâce à Facebook, accès à des types de publicités autrefois réservées aux grandes entreprises. Il y a une démocratisation et cela génère des emplois. Les PME sont parmi les premiers bénéficiaires de Facebook.

Je ne suis pas surpris que des régulations se préparent, c’est normal. J’espère juste qu’elles ne seront pas inspirées par une colère ou des préjugés. Car dans le monde il y a deux modèles, deux superpouvoirs technologiques : l’Amérique et la Chine. Malheureusement, l’Europe n’en est pas un. Et l’une de ces deux puissances est plus éloignée que l’autre des valeurs européennes.