Les applications WhatsApp, Messenger et Instagram appartiennent toutes les trois à Facebook. / ARUN SANKAR / AFP

Plus de deux milliards de personnes sur Terre utilisent tous les jours une application de la « famille de services Facebook ». Derrière cette appellation se cache cette réalité : « Nous estimons que chaque mois, plus de 2,6 milliards de personnes utilisent Facebook, WhatsApp, Instagram ou Messenger, et que plus de deux milliards de personnes utilisent au moins l’un de ces services chaque jour », selon les résultats publiés par Facebook en octobre 2018.

Si cet écosystème titanesque existe aujourd’hui à travers plusieurs applications distinctes, ces services détenus par Facebook se recoupent souvent dans les fonctionnalités qu’ils proposent. C’est le cas des discussions privées entre les utilisateurs : une fonctionnalité qui est au cœur des applications WhatsApp et Messenger, et plus discrètement dans Instagram.

« Des applications indépendantes, aux infrastructures techniques unifiées »

Selon une enquête publiée par le New York Times vendredi 25 janvier, cette redondance pourrait conduire Facebook à revoir la manière dont ces applications fonctionnent et communiquent entre elles. Le quotidien américain, sur la base de témoignages anonymes au sein de Facebook, annonce que WhatsApp, Instagram et Messenger « continueront de fonctionner comme des applications indépendantes, mais leurs infrastructures techniques seront unifiées », dans le cadre d’un projet amorcé par Mark Zuckerberg lui-même et prévu pour être achevé en 2020.

Interrogé par plusieurs médias, dont Le Monde, Facebook n’a pas démenti ces affirmations, un porte-parole de l’entreprise expliquant :

« Nous voulons construire la meilleure expérience de messagerie possible ; et les gens veulent pouvoir utiliser une messagerie qui soit rapide, simple, fiable, et qui respecte la vie privée. (…) Nous réfléchissons aux manières de simplifier les discussions avec ses amis et ses familles à travers nos réseaux. Comme vous l’imaginez, il y a beaucoup de discussions et de débat sur ces sujets, alors que nous entamons un long processus pour trouver comment tout ceci peut fonctionner dans le détail. »

Les enjeux sont en effet potentiellement colossaux. « Ce plan va exiger que des milliers d’employés de Facebook reconfigurent la manière dont WhatsApp, Instagram et Messenger fonctionnent à leurs niveaux le plus basique », écrit le New York Times. Si les conséquences concrètes d’une telle « unification » restent à déterminer, le quotidien américain donne en exemple, sur la base de témoignages anonymes provenant de Facebook, le cas d’une personne postant une petite annonce sur le site Facebook Marketplace (l’équivalent du site Leboncoin sur Facebook) : avec la nouvelle infrastructure technique mise en place, les conversations autour de l’objet mis en vente pourraient avoir lieu indifféremment à travers WhatsApp, Instagram ou Messenger.

L’Irlande demande déjà des comptes, « de manière urgente »

Bien qu’encore au stade de projets, ces perspectives d’évolution soulèvent déjà des inquiétudes. En premier lieu sur les risques d’un monopole de Facebook, qui assiérait, de la sorte, sa main-mise sur les conversations et les données personnelles de milliards de personnes, en gommant les différences entre les trois applications. « C’est la raison pour laquelle nous aurions dû bien mieux examiner les rachats par Facebook d’Instagram et de WhatsApp, qui semblent désormais être clairement des fusions horizontales qui auraient dû déclencher des examens antitrust », a réagi le député démocrate de Californie Ro Khanna, après lecture de l’enquête du New York Times.

Une lecture qui recoupe les inquiétudes de l’administration Trump, qui se penche depuis plusieurs mois directement sur le dossier des abus de concentration chez les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). Ceci dans un contexte où les régulateurs américains sont de plus en plus attentifs au fonctionnement des géants du numérique.

En Europe, où Facebook a aussi été confronté à de multiples auditions et demandes d’explications devant les pouvoirs publics ces derniers mois, l’enquête du New York Times a suscité de vives interrogations sur la question des données personnelles. Dans un communiqué publié lundi 28 janvier, l’Agence irlandaise de protection de ces données (DPC, l’équivalent de la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés), a indiqué avoir « demandé à Facebook, en Irlande, de nous briefer de manière urgente sur les options actuellement sur la table ». Ceci dans un contexte où la DPC est l’interlocuteur privilégié de Facebook en Europe, notamment sur les sujets liés au RGPD, le règlement européen en faveur de la protection des données personnelles entré en vigueur en mai 2018.

« Même si nous comprenons que le projet de Facebook (…) n’en est qu’à son début (…), de précédents projets pour partager des données entre différentes entreprises détenues par Facebook ont fait émerger des inquiétudes sérieuses sur la protection des données », a écrit la DPC, avertissant : « l’intégration entre ces applications qui sera proposée par Facebook ne pourra avoir lieu dans l’Union européenne uniquement si elle est capable de répondre à toutes les exigences du RGPD ».

Chiffrement généralisé

Autant de signes que les problèmes techniques, les questions juridiques, les réactions des régulateurs et les conséquences sur les utilisateurs d’un tel projet sont loin d’être anodins. Autre problématique : Facebook a confirmé avoir aussi l’intention de « généraliser le chiffrement de bout-en-bout sur tous nos produits de messagerie ».

Cette technologie garantit la confidentialité complète des échanges entre individus, qui eux seuls peuvent lire les messages qu’ils échangent : elle rend impossible l’accès au contenu de ces messages tant pour l’hébergeur de l’application (Facebook) que pour des entités tierces (autorités publiques, annonceurs publicitaires, entreprises de modération, pirates éventuels…). Le chiffrement de bout-en-bout, intégralement présent dans WhatsApp, existe aussi en partie dans Messenger (lorsque l’option « Conversation secrète » est activée entre deux utilisateurs), mais ne concerne pas encore les messages privés échangés sur Instagram.

Cette adoption large du chiffrement serait un signal fort en faveur de la confidentialité des échanges et du respect de la vie privée. L’ancien responsable de la sécurité de Facebook, Alex Stamos, qui n’a d’habitude pas la langue dans sa poche pour critiquer le réseau social, a commenté cette décision de Zuckerberg comme le choix « qui aurait le plus d’impact sur le respect de la confidentialité des communications dans l’histoire moderne ».

Mais le chiffrement ne résout pas toutes les questions concernant l’impact sur la vie privée que poserait un fonctionnement unifié des trois applications concernées. Les messages envoyés entre ces différents services seront-ils conservés, alors que WhatsApp, actuellement, ne les stocke pas sur ses serveurs ? Les métadonnées générées par des discussions inter-services (par exemple le fait de savoir qu’un utilisateur de WhatsApp a fréquemment discuté avec un utilisateur de Messenger ou d’Instagram) seront-elles additionnées par Facebook et exploitées de la sorte ?

Minimiser l’indépendance d’Instagram et WhatsApp

Autre sujet épineux : les conditions d’utilisation pour se mettre à discuter avec ses contacts. Actuellement, un profil Whatsapp ne requiert qu’un numéro de téléphone pour être utilisé. De son côté, Messenger exige en théorie qu’un utilisateur de Facebook utilise sa véritable identité – sans forcément, toutefois, fournir son numéro de téléphone même si Facebook l’y incite fortement. Instagram permet, en revanche, d’ouvrir des comptes sous pseudonymes sans difficulté. Garantir un système où les conversations directes sont possibles entre ces trois services va-t-il en changer les règles de fonctionnement ?

Autant d’aspects pour lesquels Facebook n’a pas encore avancé de solutions, et qui font sans nul doute partie des questions qui agitent l’entreprise. L’impact d’une telle stratégie, qui tend à réduire l’indépendance d’Instagram et de WhatsApp, expliquerait d’ailleurs, selon le New York Times, des récents épisodes qui ont secoué Facebook. Les fondateurs ont d’Instagram ont en effet claqué la porte de l’entreprise en septembre, tandis qu’un des créateurs de WhatsApp, depuis parti de Facebook, a fait partie des voix critiquant fortement le réseau social en 2018 face aux scandales liés à l’utilisation des données personnelles des utilisateurs.