Le foyer Saint-Just à Marseille accueille 60 mineurs isolés. / CHRISTOPHE SIMON / AFP

Protection de l’enfance ou lutte contre l’immigration irrégulière ? Le décret créant un fichier des mineurs isolés étrangers, très attendu par les départements pour alléger le fardeau financier de leur prise en charge, a été publié jeudi 31 janvier, ravivant les craintes des associations d’un tour de vis dissuasif.

Le texte paru au Journal officiel « modifie la procédure d’évaluation » des mineurs non accompagnés (MNA) pour « renforcer le concours de l’Etat », avec un fichier centralisant les évaluations menées dans divers départements. La récente loi sur l’asile et l’immigration avait, dans son article 51, prévu la mise en place d’un tel fichier d’« appui à l’évaluation de la minorité » qui compilera l’état civil, la langue parlée, mais aussi « les images numérisées du visage et des empreintes digitales de deux doigts ».

40 000 mineurs pris en charge

Le nombre de mineurs non accompagnés a triplé en deux ans, pour s’établir à 40 000 pris en charge fin 2018, selon l’Assemblée des départements de France (ADF). L’institution chiffre à 2 milliards d’euros le coût pour les départements, compétents au nom de la protection de l’enfance.

Concrètement, un département pourra envoyer en préfecture le jeune demandant une évaluation, afin que son identité soit prise et comparée avec les données du fichier. S’il sollicite l’aide de l’Etat, le département devra en échange lui transmettre le résultat de son évaluation pour mettre à jour la base de données. Consultable par certains agents des préfectures, du ministère de l’intérieur et des conseils départementaux, le fichier vise à « mieux garantir la protection de l’enfance » mais aussi à « lutter contre l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France », précise le décret.

L’ADF se dit satisfaite de cette mesure « de bon sens », en se félicitant du « signal clair envoyé aux filières » :

« On avait besoin d’un outil permettant d’éviter le phénomène du nomadisme faisant qu’un faux mineur puisse se promener d’un département à l’autre. »

Un « dévoiement de la protection de l’enfance »

Ces jeunes sont surtout de grands adolescents, venus d’Afrique subsaharienne et vulnérables en raison de leur isolement. Tous ne sont pas mineurs, mais leur âge est difficile à déterminer, et les erreurs d’évaluation ont des conséquences dramatiques. C’est pourquoi les associations s’inquiètent.

Les jeunes sont « vus avant tout comme des fraudeurs potentiels, à expulser, et pas comme des enfants ayant besoin d’une protection », déplore Lise Faron, de la Cimade, tandis que l’Unicef déplorait sur Twitter un « dévoiement de la protection de l’enfance à des fins de contrôle migratoire ».

Avant même sa parution, le décret avait suscité l’inquiétude du défenseur des droits, Jacques Toubon, du Conseil national des barreaux, du Conseil national de protection de l’enfance (CNPE) et de plusieurs ONG. En effet, les données concernant les jeunes évalués majeurs seront versées au fichier recensant les ressortissants étrangers (Agdref), et une personne évaluée majeure « fera l’objet d’un examen de sa situation et, le cas échéant, d’une mesure d’éloignement ».

« Un nombre considérable d’erreurs »

Les associations redoutent que des expulsions puissent intervenir avant même la saisine du juge : « Très concrètement, cela signifierait que la France expulse des mineurs isolés », déplore Lise Faron. De plus, « il y a un nombre considérable d’erreurs dans les évaluations », qui « ne sont pas faites de façon homogène, avec des taux de refus variant de un à dix selon les départements », ajoute Jean-François Martini, du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).

Les associations déplorent aussi la « source d’erreur » liée à la consultation, prévue par le décret, du fichier « Visabio », où sont compilés les demandeurs de visas : beaucoup d’adolescents ont obtenu ces visas en se faisant passer pour des adultes… « L’effet du décret sera dissuasif, avec des mineurs refusant de demander la protection. Mais c’est peut-être l’objectif principal », estime M. Martini.

Quelques départements comptent ne pas appliquer ce décret, comme Paris et la Seine-Saint-Denis. Il devrait être expérimenté dans quelques territoires pilotes (Essonne, Isère, Bas-Rhin…) avant « une généralisation à compter d’avril 2019 », selon la préfecture de l’Essonne.