Les amateurs de culture japonaise et d’art floral se sont bousculés pendant quatre jours, du 30 janvier au 2 février, à la Maison de la culture du Japon, à Paris, pour assister à une série d’événements liés à l’ikebana, l’art traditionnel de l’arrangement floral. Pour l’occasion, cinq grands maîtres (dont deux femmes – le terme n’a pas de féminin) avaient fait le déplacement, et leur réunion, à quelques pas de la tour Eiffel, avait quelque chose d’exceptionnel.

Vue depuis le 5e étage de la Maison de la culture du Japon, à Paris. / L. JEDWAB/« LE MONDE »

L’année 2018 a en effet été choisie, sur le plan officiel, pour célébrer les 160 ans de l’établissement de relations diplomatiques entre le Japon et la France et les 150 ans de la restauration Meiji, qui a vu l’irruption de la modernité et l’ouverture de l’Archipel à l’Occident. La découverte et la diffusion en Europe des estampes d’Hokusai ou d’Hiroshige, de photograpies ou d’objets traditionnels ont influencé la peinture de Van Gogh ou de Monet – et jusqu’au « jardin japonais » de ce dernier, à Giverny, bien sûr –, mais aussi les arts décoratifs. La traduction de ces influences culturelles et artistiques sera baptisée « japonisme ». Et c’est sous l’intitulé de « Japonismes 2018 » (jusqu’en ce début 2019) qu’ont lieu, à la Maison de la culture du Japon, des événements comme l’exposition Foujita (un peintre que sa carrière conduira du Montparnasse des Années folles aux... champs de bataille de l’armée impériale, avant une conversion au catholicisme lors de son retour en France, après la guerre) ou la spectaculaire mais éphémère présentation d’ikebana.

Détail d’une composition végétale d’Hiroki Ohara, grand maître de l’école Ohara. / L. JEDWAB/« LE MONDE »

C’est dans les différents espaces de l’élégant bâtiment dû aux architectes britannique Kenneth Armstrong et japonais Masayuki Yamanaka que s’est tenue l’exposition, ainsi que des ateliers, très fréquentés, et le colloque réunissant les cinq iemoto, les grands maîtres de cinq grandes écoles de l’ikebana. Ceux-ci (celles-ci quand ce sont des femmes) sont les descendants des fondateurs des écoles dont ils portent parfois le nom – comme une star contemporaine du paysage en France qui descendrait en ligne directe du jardinier de Louis XIV et s’appellerait toujours... Le Nôtre ! Ainsi, le père de Senko Ikenobo (précision : au Japon, le nom de famille précède le prénom, et s’écrit donc IKENOBO Senko), née en 1965 et présente à Paris, est-il le 45e grand maître de l’école Ikenobo, dont les origines remontent au XVe siècle (ike-no-bo signifie « la cabane au bord du lac »). Plus « récentes », les écoles Misho et Ohara remontent respectivement au début et à la fin du XIXe siècle. Les écoles Sogetsu et Ichiyo sont nées, elles, dans la première et la seconde moitié du XXe siècle.

Les grands maîtres Naohiro Kasuya et Senko Ikenobo, des écoles Ichiyo et Ikenobo, à la Maison de la culture du Japon, à Paris, le 2 février 2019. / L. JEDWAB/« LE MONDE »

Les grandes compositions végétales réalisées par les cinq grands maîtres, qu’on imagine entourés de leurs assistants à la gestuelle aussi précise qu’efficace, ont pris place dans la grande salle modulable aux imposants volumes, débarrassée de ses sièges pour l’occasion. Ces arrangements équilibrés et harmonieux intègrent des récipients ou des supports de formes et de matériaux divers – métal, céramique, verre, bois ou bambou. Les éléments assemblés sont essentiellement végétaux : branches de cerisier en fleurs venues spécialement de Yamagata, au Japon, mousses, branches de pin, feuilles fraîches ou sèches, bambou, bois ou osier. Le résultat est stupéfiant, et l’évidente simplicité de certaines compositions, ordonnées selon des règles rigoureuses ou disposées avec une apparente spontanéité, s’accompagne d’une réflexion profonde sur le lien qui nous unit à la nature. Car l’ikebana n’est pas un art simplement décoratif, et va puiser dans une tradition qui mêle spiritualité et recherche de la beauté.

Composition florale réalisée par Senko Ikenobo, grand maître de l’école Ikenobo. / L. JEDWAB/« LE MONDE »

Ce sont en effet des moines bouddhistes qui ont, dès le VIIIe siècle, introduit dans les temples des agencements floraux votifs évoquant symboliquement des paysages. Par la suite, et ce dès le XVe siècle, cette pratique codifiée transmise à une aristocratie masculine éduquée a pu se répandre dans d’autres classes de la société japonaise. Un espace de la maison traditionnelle, le tokonoma, était ainsi dévolu à l’exposition d’un rouleau peint et d’une composition florale isolée. Les transformations de la société et la « modernisation » de l’habitat dès la fin du XIXe siècle s’accompagnèrent de l’apparition de nouvelles formes d’arrangements floraux. De nouvelles écoles donnèrent naissance à de nouveaux styles, à côté des anciennes écoles gardiennes de la tradition. Elles préfiguraient celles qui, au siècle suivant, allèrent sortir des temples, des maisons ou... des halls d’aéroport, pour explorer des formes proches du land art ou à préoccupations écologiques. Aujourd’hui, après les tragédies immenses qu’a vécues le Japon au cours de son histoire récente, la pratique de la « voie des fleurs », qui repose sur l’observation et le respect d’une nature par ailleurs malmenée, n’est-elle pas éminemment subtile, poétique et... humaniste ?

Ikebana et rouleau peint dans un « tokonoma » contemporain (maison d’hôte Gora Kadan). / CHRIS 73/WIKIMEDIA COMMONS

« L’ikebana dans toute sa diversité », Maison de la culture du Japon (MJCP), 101 bis, quai Branly, Paris 15e (du 30 janvier au 2 février), exposition organisée par l’Association japonaise de l’art de l’ikebana et Ikebana International. Les pratiquants français des différentes écoles fédérées par cette dernière association, qui assure la promotion de l’ikebana en dehors du Japon, ont présenté leurs propres compositions et accueilli les visiteurs. Des cours payants des écoles Ohara, Ikenobo et Sogetsu sont dispensés à la MJCP.