Un manifestant ramasse une pierre tandis que son camarade recouvre d’une poubelle une grenade lacrymogène lancée par la police, lors d’une manifestation à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, au Sénégal, le 25 janvier 2019. / Matteo Maillard

Au Sénégal, pays souvent cité en modèle de démocratie en Afrique de l’Ouest, on aime jouer à se faire peur. Jeudi 24 janvier, dans la nuit de Dakar, plusieurs hommes ont pénétré par effraction dans les locaux des Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), le parti d’Ousmane Sonko, candidat à l’élection présidentielle du 24 février. Repoussant le gardien, ils ont fendu le mobilier à coups de machette puis ont poursuivi un militant jusqu’à ce qu’il saute un mur. « Yoff appartient à Abdoulaye Diouf Sarr », auraient crié les agresseurs, citant le nom du maire de cette commune populaire de la capitale, également ministre de la santé et de l’action solidaire.

C’est la dernière mésaventure en date dans l’escalade de provocations et d’invectives à laquelle se livrent le pouvoir et l’opposition à l’approche du scrutin. Une situation qui rappelle le climat délétère qui avait saisi la rue lors de la présidentielle de 2012, conduisant à la mort d’une dizaine de jeunes recrutés par les partis.

L’association des imams du Sénégal, le clergé catholique et diverses associations de la société civile ont appelé à l’apaisement. « Cette montée de la tension est inquiétante en période préélectorale, estime Seydi Gassama, directeur d’Amnesty International au Sénégal. Le camp du pouvoir a recruté des centaines de jeunes désœuvrés dans la banlieue de Dakar. L’opposition a fait pareil. Notre crainte est qu’à la moindre provocation, ces personnes, non formées pour le maintien de l’ordre, commettent des violences. »

Les nervis du président

Quelques jours avant le saccage du Pastef était réactivé le service d’ordre des « Marrons du feu » : des nervis affiliés à l’Alliance pour la république (APR), le parti du président-candidat Macky Sall, dont ils portent la couleur marron. Apparenté à une milice par l’opposition, ce groupe de gros bras a été fondé en 2011 par l’actuel ministre de la jeunesse, Pape Gorgui Ndong, au lendemain d’une attaque subie par Macky Sall, afin de protéger les meetings de celui qui n’était alors que candidat à la présidentielle. « Il ne s’agit en aucun cas d’une milice, a rétorqué le ministre. A leur création, nous n’avions pas prôné la violence. Je ne vois pas l’intérêt de le faire maintenant. Surtout que nous avons un bilan largement positif. C’est la volonté de l’opposition de plonger le pays dans un cycle de violences. »

Après l’invalidation par le Conseil constitutionnel des candidatures de nombreux leaders de l’opposition, le 20 janvier, dont les deux principaux, Karim Wade et Khalifa Sall, 25 d’entre eux ont décidé de s’unir sous la bannière d’une coalition nommée C25. Dès sa création, l’objectif affiché d’empêcher Macky Sall de battre campagne a radicalisé une jeunesse prompte à prendre la rue. Après avoir mis le feu à des bus et lancé des pierres lors de manifestations non autorisées, plusieurs jeunes « karimistes » et « khalifistes » ont été placés en garde à vue prolongée.

Capture d’écran d’une vidéo de 2011 montrant les Marrons du feu, le service d’ordre du président sénégalais, Macky Sall. / YouTube

« Le pouvoir a commencé, nous avons le devoir de nous protéger », défend Moussa Taye, conseiller politique de Khalifa Sall. « Récemment, les Marrons du feu, encadrés par la police, ont jeté des pierres sur des manifestants à Thiaroye. Puis, à Mbour, ils ont attaqué des villageois qui protestaient en marge de l’inauguration d’une route par Macky Sall », accuse-t-il, précisant qu’il faut « s’opposer au président par des moyens pacifiques ».

Lancée le 28 janvier, la mission d’observation électorale de l’Union européenne (UE) a tout de suite appelé « les acteurs politiques à maintenir un climat de non-violence ». « Il est important de préserver la participation des électeurs en leur offrant un environnement de paix et de tranquillité », a appuyé la cheffe de mission Elena Valenciano, avant de rappeler le rôle du Sénégal, « partenaire prioritaire pour les relations de l’UE sur le continent ».

« Au bord d’un précipice »

Ainsi tancé, le Sénégal a sursis à ses divisions publiques. Pouvoir et opposition ont appelé leurs militants au calme. Les manifestations sont redevenues pacifiques. Mais en privé, les tensions sont encore palpables. A la présidence, on confie volontiers que l’attaque du Pastef était « un saccage monté par les militants de Sonko eux-mêmes » et que ce challengeur, nouveau dans le paysage politique, est par « son agitation, ses phrases à l’emporte-pièce », le véritable créateur de ce climat d’affrontement, tandis que le parti du président-candidat serait « dans la cohésion et le rassemblement ». A rideaux tirés, le discours est similaire dans le camp adverse.

« Les Sénégalais aiment danser au bord d’un précipice, soutient Yoro Dia. Mais je ne crois pas à un risque élevé de violence. » Selon cet analyste politique, depuis l’échec de l’ancien président Abdoulaye Wade, qui visait aux élections de 2012 un troisième mandat interdit par la Constitution, « le peuple est convaincu qu’on peut s’exprimer par les urnes ». Les troubles récents ? « Des anachronismes de l’ancien monde, assure-t-il. Nous sommes à 6 millions de retraits de cartes d’électeurs [dans un pays de 16 millions d’habitants], bien plus que les 4 millions qui étaient attendus. »

Subsiste un risque inhérent à la démocratie sénégalaise : « Celui de préserver un Etat légal au détriment d’un Etat de droit, avance Yoro Dia. Il faut que les acteurs politiques s’accordent sur les règles du jeu démocratique et n’essaient pas de les changer une fois au pouvoir. C’est la dernière étape que nous devons franchir pour devenir une démocratie accomplie. »