Donald Trump salue son conseiller, Steve Bannon, le 22 janvier 2017 lors de l’installation de son équipe à la Maison Blanche. / Mandel Ngan / AFP

Si la politique est un terrain de jeu particulièrement fécond pour la diffusion de « fake news », les questions de santé ne sont pas en reste, que ce soit les vaccins ou les grandes épidémies. Ayant travaillé avec une anthropologue de la santé, Laetitia Atlani-Duault, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), sur les conversations sur Twitter et Facebook au pic de l’épidémie d’Ebola de l’automne 2014, j’avais décidé de reprendre notre corpus pour étudier la manière dont certaines rumeurs et mensonges avaient circulé, notamment en Afrique.

Une troublante découverte

Mais en regardant de plus près les choses, concernant les informations manipulées ayant circulé aux Etats-Unis à cette époque, c’est une troublante découverte que nous avons faite. Tous les ingrédients, qui ont fait de la campagne présidentielle américaine de Donald Trump le poison délétère que chacun connaît, étaient déjà réunis deux ans avant, au sujet d’Ebola. Au point qu’on peut légitimement se demander si Ebola n’a pas été consciemment un terrain d’expérimentation des arguments de campagne sécuritaires du candidat soutenu par l’« alt-right » (mouvance d’extrême droite) et une façon de roder leurs techniques de fabrication des « fake news ».

Alors que Donald Trump n’est encore officiellement candidat à aucune investiture politique, il s’est montré dès le début de l’épidémie particulièrement actif sur Twitter à son sujet. En deux mois et demi, il a martelé dans plus de quarante tweets qu’il fallait fermer les frontières aériennes américaines aux vols en provenance des pays touchés.

Des tweets de Donald Trump datant du début du mois d’octobre 2014. / Twitter

Il a fustigé la faiblesse supposée criminelle du président Obama, qui refusait de prendre une telle mesure. Le traitant d’incompétent, de « stupid »… Autant de sobriquets infamants qu’il utilisera plus tard contre sa rivale démocrate Hillary Clinton.

Breitbart, le site dit d’information de Steve Bannon, éminence grise du candidat Trump quelques trimestres plus tard, a lui aussi été hyperactif sur le sujet. Le correspondant du site au Texas a relayé avec complaisance, et sur un ton anxiogène, toutes les rumeurs ayant pu surgir au sujet de contaminations Ebola intervenues aux Etats-Unis, quitte à démentir après et annoncer que non, finalement, il n’y avait pas de cas d’Ebola. L’important était d’entretenir un climat anxiogène.

C’est ce même correspondant qui va se mettre à compter le nombre de vols ou de passagers autorisés à atterrir sur le sol américain en provenance des pays touchés, pour sous-entendre l’ampleur de la menace qui pèse sur ses concitoyens.

Idée saugrenue

Et le plus troublant est la façon dont Breitbart va indexer ses articles. Pas de trace du mot « santé », pas d’« Ebola », pas d’« épidémie ». Non, aucun de ces mots-clés qu’on pouvait s’attendre à voir figurer. En lieu et place, « border », c’est-à-dire « frontière ». Ici, le plus souvent la frontière aérienne – il faut stopper les vols en provenance des pays touchés. Mais les commentaires des internautes au pied des articles et d’autres médias « alt-right » n’hésitent pas à élargir le spectre à la frontière canadienne ou mexicaine, avec association à Daech.

Sans parler de l’idée saugrenue que des djihadistes pourraient se faire volontairement inoculer Ebola, puis viendraient passer la frontière et agir comme des bombes humaines, disséminant la mort autour d’eux. Un vaste amalgame frontière, insécurité, terrorisme, Ebola se développe donc dans la sphère de la droite réactionnaire américaine à l’automne 2014.

Si l’on s’entend sur une définition des « fake news » comme des informations fausses, souvent sensationnelles, forgées de toutes pièces et diffusées sous le couvert de reportages journalistiques, alors on constate que – dès l’automne 2014 – Ebola a permis de déployer des savoir-faire en la matière qu’on va retrouver s’épanouir en 2016. Contentons-nous de détailler un exemple afin d’entrer dans le détail des procédés à l’œuvre.

Fabrication d’un mensonge

Les autorités sanitaires annoncent toutes depuis longtemps que la transmission d’Ebola se fait par un contact avec les fluides corporels des personnes touchées, excluant donc la transmission par inhalation d’air où aurait respiré un malade (transmission « airborne » en anglais). Pour tout manipulateur d’angoisse, c’est fort dommage car rien de mieux qu’une impalpable transmission possible, planant dans l’air, invisible, pour provoquer la panique. L’« alt-right » va donc s’y employer, quitte à fabriquer un mensonge diffusé sur les réseaux sociaux, selon des modalités qui prendront leur plein essor deux ans plus tard. Reprenons brièvement le modus operandi.

Le Cidrap (Center For Infectious Disease Research And Policy) de l’université du Minnesota fait paraître sur son blog, le 17 septembre 2014, un « commentary » cosigné par deux chercheuses en santé d’une université à Chicago au sujet de la méthode optimale de protection des personnels de santé en lien direct avec des malades infectés. Commentaire qui « reflète l’opinion personnelle des auteures », comme cela est écrit bien en évidence.

Spécialiste des systèmes de protection de santé, Lisa Brosseau pense que les sécrétions corporelles contaminantes peuvent se volatiliser sous forme de gouttelettes susceptibles d’être inhalées à la respiration. Donc, elle conclut que le port d’un masque simple pourrait ne pas suffire pour les soignants. Article technique, aride, où les mots sont choisis et prudents, il va être instrumentalisé à des fins de généralisation abusive.

Des comptes de la fachosphère américaine

Le 2 octobre suivant, sur un blog à bonne diffusion, un premier article sort s’inspirant de ce texte initial : « Ebola pourrait devenir airborne. » Plusieurs citations du texte de Lisa Brosseau sont faites, mais en omettant le contexte et en faisant croire que cela nous concerne tous et non pas seulement les personnels soignants en lien direct avec les malades.

Faute d’impact suffisant, le même site republie, le 10 octobre, un article quasi similaire dans son contenu mais avec deux changements importants. Il indique que c’est le Cidrap qui atteste de cette découverte et, selon le titre, qu’il y a « une preuve scientifique qu’Ebola soit transmissible par l’air ». Cette version plus anxiogène – et plus déformante – du texte initial va servir de base à l’orchestration manipulatoire par l’« alt-right ».

Deux jours après, Breitbart publie un article intitulé : « Medical Research Org. Cidrap : Ebola Transmittable By Air ». Cet article va être republié sur des sites de la même mouvance comme Inquisitr, relayé sur les comptes de la fachosphère américaine et aussi sur un compte Twitter usurpateur de l’université du Minnesota. L’imitation est grossière, mais qu’importe. L’enjeu est d’accréditer au début que le contenu de l’article de Breitbart est véridique puisque même l’université qui héberge le centre de recherche du Cidrap relaie l’information sur son compte Twitter.

Vrai et faux comptes Twitter de l’université du Minnesota. / DR

A partir de là, c’est un discours de peur qui est mis en scène sur les réseaux sociaux, comme dans ce photomontage grotesque concernant Air France, la compagnie d’un pays connu pour ses liens forts avec l’Afrique.

Ebola, Air France et les ailes de la mort. / Twitter

Bien sûr, l’université du Minnesota et le Cidrap vont publier des démentis, mais qu’importe, le mal est fait. D’ailleurs, le 30 novembre 2015, Breitbart republiera un article sur Ebola en s’autocitant un an avant et en signalant de nouveau que le Cidrap avait reconnu scientifiquement la contamination par l’air.

En regardant ce procédé de « fake news », on serait en droit de dire, pour que le parallèle avec l’élection de 2016 soit complet, qu’il faudrait un ingrédient russe à ce cocktail sulfureux. Et bien on l’a trouvé aussi. Le blog de syndication de publications d’où la manipulation est partie, la première fois comme un pétard mouillé, puis la seconde fois avec plus de mensonges, est outrageusement pro-russe.

Zero Hedge, c’est son nom, est dénoncé comme organe d’ingérence étrangère dès cette époque, le 20 novembre 2014, par l’universitaire Craig Pirrong en des termes lucides et explicites : « J’ai souvent écrit que Zero Hedge suivait le modus operandi d’une opération d’agit-prop soviétique, qu’il colportait de manière fiable la propagande russe. Mon premier post sur ce sujet, il y a presque exactement trois ans, faisait déjà ressortir le parallèle entre Zero Hedge et Russia Today. Il y a quelques jours, Zero Hedge a publié un article qui illustre parfaitement comment il diffuse de la propagande russe calomniant les Etats-Unis et d’autres ennemis de la Russie, tels que l’Ukraine. »

Idéologie xénophobe

Et tout son texte est à l’avenant. Il écrit ainsi : « Entrer dans une publication Web très lue, telle que Zero Hedge, qui est ensuite relayée par de nombreuses autres sources et largement tweetée, garantit que le mensonge devient viral. (…) Zero Hedge est une importante courroie de transmission qui diffuse l’histoire des propagandistes russes aux consommateurs occidentaux d’informations. Ça arrive souvent. » Nous sommes bien trois ans avant les accusations du procureur Mueller sur l’influence étrangère russe dans la campagne présidentielle !

Face à tant de données convergentes, il est impossible de parler de coïncidences. Il faut y voir lucidement ce qui est : un système organisé de manipulation de la peur qui instrumentalisait Ebola pour défendre un agenda sécuritaire qui allait marteler la question de la frontière comme marqueur de différenciation politique.

Parti en quête de propos mensongers sur Ebola, nous sommes tombés nez à nez avec Donald Trump, Breitbart, un site russophile et des « fake news ». Tout ce petit monde se faisait visiblement les griffes en attendant de déployer son idéologie xénophobe et ses armes de manipulation massive à une plus vaste échelle à l’occasion de l’élection présidentielle de 2016 aux Etats-Unis.

Arnaud Mercier est professeur en information-communication à l’Institut français de presse (Université Paris-2 Panthéon-Assas).

Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.