Des soldats de l’Armée nationale libyenne, du maréchal Khalifa Haftar, à Sebha, dans le sud du pays, le 6 février 2019. / - / AFP

Une plate-forme de projection vers la « libération » de Tripoli ? Le maréchal Khalifa Haftar, homme fort de la Cyrénaïque (est) et commandant suprême de l’Armée nationale libyenne (ANL), n’a cessé d’avancer ses pions ces derniers jours dans le Fezzan, la vaste région désertique du sud de la Libye. Mercredi 6 février, son porte-parole a annoncé la conquête du champ pétrolier de Sharara, jusque-là tenu par des groupes locaux touareg.

Si la réalité de la prise de contrôle de ce gisement emblématique, l’un des plus importants du sud libyen, était toujours sujette à caution vendredi, les récentes percées territoriales de l’ANL autour et à l’intérieur de Sebha, le chef-lieu du Fezzan, sont avérées et altèrent notablement l’équilibre des forces politico-militaires en Libye. Ces opérations s’inscrivent dans une offensive plus globale dont la finalité pourrait être la prise de Tripoli, suggèrent la plupart des observateurs. « Il va essayer de grignoter progressivement des positions en direction de Tripoli », souligne un diplomate occidental en poste à Tunis.

Alors que Ghassan Salamé, le chef de la mission des Nations unies pour la Libye, s’efforce de promouvoir une solution politique passant notamment par des élections annoncées avant l’été, la poussée de Haftar dans le sud est susceptible de compliquer le scénario. « Le camp pro-Haftar va sûrement gagner en confiance et se trouver moins bien disposé à l’égard des négociations politiques », anticipe Claudia Gazzini, analyste principale d’International Crisis Group pour la Libye. Selon elle, Haftar devrait notamment formuler de nouvelles « exigences financières » relatives à la redistribution des revenus pétroliers, que la Cyrénaïque juge trop déséquilibrée à son détriment.

Une équation tribale complexe

La réaction des adversaires traditionnels de Haftar, particulièrement dans la métropole portuaire de Misrata, en Tripolitaine (ouest), où beaucoup le dénoncent comme une figure « putschiste », demeure la grande inconnue. Mardi, le bataillon 301, originaire de Misrata, s’est déployé au sud de Tripoli dans une démonstration de force à l’évidence liée aux récents événements du sud libyen. Dans ce contexte, la pression s’intensifie sur le chef du gouvernement d’« accord national », Fayez Al-Sarraj, basé à Tripoli. Ce dernier risque de se trouver de plus en plus écartelé entre Haftar, qui a toujours contesté sa légitimité tout en acceptant de discuter avec lui lors de sommets diplomatiques hors de Libye, et les factions anti-Haftar, qui tendent à lui reprocher sa faiblesse vis-à-vis du maréchal.

Dans le sud libyen, le tableau militaire reste néanmoins fluide. La plupart des observateurs s’accordent à imputer les récentes avancées de Haftar dans la région stratégique de Sebha au désenchantement général des habitants vis-à-vis des autorités centrales de Tripoli. « La population se sentait totalement abandonnée de Tripoli », explique à Tunis un Libyen originaire de Sebha, membre de la tribu arabe des Ouled Slimane. Privée de services publics et exposée à la montée de l’insécurité liée à des gangs criminels, une partie de la population semble avoir accueilli sans hostilité, sinon avec faveur, l’ANL. Déjà établies sur la base militaire de Brak al-Shati et l’aérodrome militaire de Tamanhint, situés dans la région de Sebha, les forces de Haftar ont ainsi pu s’introduire au cœur même du chef-lieu, jusque-là contrôlé par des milices tribales rivales.

La grande question est toutefois de savoir si Haftar va pouvoir se projeter au-delà, notamment vers les localités de Mourzouk, au sud, et Oubari, à l’ouest, respectivement places fortes des ethnies toubou et touareg. Quels que soient ses atouts militaires, Haftar ne peut s’affranchir de la complexe équation tribale du sud libyen. Déjà, son avancée vers le champ pétrolier de Sharara, situé à proximité d’Oubari, a soulevé une vive émotion chez les Touareg. Il n’est pas anodin que le gouvernement de Fayez Al-Sarraj ait nommé mercredi une figure militaire touareg, Ali Kanna, commandant de la « zone militaire sud », avec pour objectif de rétablir l’autorité de Tripoli dans la région. Dans l’aire qui s’étend de Sebha à la frontière algérienne, M. Kanna, un ancien hiérarque de l’armée de Kadhafi, devrait pouvoir mobiliser en sa faveur les solidarités touareg.

L’instrument d’une « revanche arabe » ?

De la même manière, Haftar va vite se trouver confronté à l’influence qu’exercent les Toubou entre Sebha et les frontières nigérienne et tchadienne, une zone traversée par les routes migratoires en provenance d’Afrique subsaharienne et abritant notamment les groupes de l’opposition armée tchadienne. A Sebha, les forces de Haftar vont évoluer sur un terrain ethnique hautement volatil, marqué en particulier par la rivalité entre les Toubou et la tribu arabe de Ouled Slimane. Cette dernière ayant pour une grande partie rallié l’ANL de Haftar, le maréchal risque d’apparaître comme l’instrument d’une « revanche arabe » contre la minorité des Toubou, qui avait renforcé son emprise locale depuis la révolution de 2011.

Aussi l’avenir de la présence de l’ANL de Haftar dans le Fezzan est-il lié, selon les analystes de la scène libyenne, à sa capacité à absorber en son sein la plus grande diversité de factions ethniques et à redresser son image de force à dominante arabe.

Il reste enfin une hypothèque plus géopolitique. Plus Haftar progresse vers le sud-ouest du pays, c’est-à-dire vers la frontière algérienne, plus la réaction d’Alger risque de peser dans la balance. A priori, les autorités algériennes ont toutes les raisons de s’inquiéter de cette avancée vers l’ouest d’un chef militaire connu pour sa proximité avec l’Egypte, dont les ambitions régionales ont longtemps télescopé celles de l’Algérie. Les rapports entre Haftar et Le Caire se sont certes crispés ces derniers mois, mais il n’est pas sûr que cela suffise à rassurer les Algériens.

La suspicion de ces derniers peut en outre se nourrir des liens entre Haftar et Paris, qui met ses avions de surveillance et de reconnaissance au service de l’ANL. Dans un contexte sahélo-saharien en pleine évolution, où la France intervient désormais militairement pour soutenir le gouvernement de N’Djamena, au Tchad, contre des groupes d’opposition basés au sud de la Libye, l’affaire devient encore plus sensible. La carte dont Alger dispose pour faire prévaloir ses intérêts dans cette région frontalière est pour l’instant Ali Kanna, le général touareg réputé proche des Algériens. Ce dernier détient l’une des clés de l’imbroglio stratégique en train de se nouer dans le Sud-Ouest libyen.