1875-1989 : un peu plus d’un siècle sépare la construction à Paris de l’Opéra Garnier de celle de l’Opéra Bastille. L’une, directement issue des élans du Second Empire, et l’autre, conséquence de l’élection de François Mitterrand, premier président socialiste de la Ve République, illustrent les soubresauts à la fois stylistiques, symboliques et politiques de leurs époques. Leur point commun : l’architecture y est à la fois sujet de réflexion, de débats et parfois même de polémiques.

En janvier 1858, sur le chemin de l’Opéra Le Peletier, siège de l’Académie impériale de musique, Napoléon III et l’impératrice Eugénie échappent de peu à un attentat meurtrier. Aussitôt, le monarque décide la construction, dans un lieu moins exposé, d’un nouveau temple parisien de l’art lyrique et du ballet, indissociable en ce temps-là de l’apparat et du luxe bourgeois.

L’impératrice Eugénie, découvrant Garnier : « [Ce n’est] ni du grec ni du Louis XV, pas même du Louis XVI ! » L’architecte répond : « C’est du Napoléon III ! Et vous vous plaignez… »

Par un arrêté du 29 décembre 1860, un concours international d’architecture est lancé, tandis que le baron Haussmann, préfet de la Seine, choisit une parcelle dissymétrique malaisée qui sera pourtant l’élément structurant majeur de son entreprise d’urbanisation de la capitale : la future place de l’Opéra. L’avenue du même nom, achevée en 1879, quatre ans après le théâtre lyrique, ne servant qu’à sécuriser les déplacements de l’empereur depuis son palais des Tuileries et à devenir une précieuse source de spéculation immobilière.

Bénéficiant de la faveur des monarques, l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) pense devoir l’emporter. Parmi les 171 candidats, c’est pourtant un jeune homme de 35 ans, Charles Garnier (1825-1898), premier grand Prix de Rome en 1848, qui, le 30 mai 1861, est proclamé vainqueur à l’unanimité. Peu avant d’être achevé, son projet aurait, dit-on, dérouté Eugénie, qui ne voyait dans cette œuvre « ni du grec ni du Louis XV, pas même du Louis XVI ». Ce à quoi l’intéressé aurait fort opportunément répondu : « C’est du Napoléon III ! Et vous vous plaignez… »

Les meilleurs savoir-faire

« Le Palais Garnier est un équivalent sinon un rival architectural du spectacle d’opéra », écrit Gérard Fontaine en introduction de son riche ouvrage (L’Opéra de Charles Garnier. Une œuvre d’art total, Editions du patrimoine, 2018). A la fois classique et baroque, son éclectisme participe de ces deux traditions historiques de l’art lyrique. « Garnier veut introduire dans ce monde d’ordre une fantasmagorie de mouvements, de couleurs, souligne l’auteur. Au plaisir intellectuel de l’ordre, il ajoute celui des sens. »

Si pour certains l’aspect extérieur de l’édifice révèle de manière trop « brutale » les différents usages qu’il abrite – Garnier donnant à son ouvrage un caractère fonctionnaliste avant l’heure –, l’œuvre est plutôt bien accueillie. L’avancée du chantier est suivie avec attention. Le dévoilement de la façade lors d’une présentation provisoire au moment de l’exposition de 1867 produit un grand effet. L’architecte a mobilisé tous les meilleurs savoir-faire de son temps, où le marbre le dispute aux mosaïques et aux dorures.

Le chantier du Palais Garnier, à Paris, en 1866. / AKG-IMAGES / DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY

Pour autant, le chantier ne va pas sans peine. Le percement d’une nappe phréatique oblige à recourir à un pompage effréné et à la création d’une retenue d’eau souterraine en béton qui a été pendant longtemps utilisée par les pompiers et a entretenu la légende du fantôme de l’Opéra.

L’enveloppe de 29 millions de francs or, initialement prévue pour la réalisation de l’Opéra, a été d’emblée revue à la baisse ; 19 millions de francs sont mis à disposition du projet dont la totalité ne sera jamais complètement achevée. Au fil du temps, il en aura coûté 36 millions de francs, soit l’équivalent actuel en or de quelque 400 millions d’euros.

Le jour de l’inauguration du Palais qui portera son nom, Charles Garnier doit payer sa place

La construction, qui se déroule de 1861 à 1875, est souvent ralentie, voire interrompue. Comme en 1870, lorsque éclate la guerre entre la France et la Prusse et que, l’année suivante, Paris bascule dans la Commune. Le site, inachevé, sert à entreposer de la paille et du foin. Le Second Empire s’est définitivement éteint. En 1873, l’incendie de la salle de la rue Le Peletier, qui avait été pressentie pour reprendre du service aux dépens de l’Opéra Garnier, redonne, in extremis, vie à ce dernier.

Le 5 janvier 1875, en l’absence de Napoléon III, mort deux ans plus tôt en exil, la IIIe République, qui pourtant fut peu généreuse avec le projet, inaugure, en présence du président de la République, Mac Mahon, du lord-maire de Londres, du bourgmestre d’Amsterdam et de la famille royale d’Espagne, le monument de Charles Garnier. Ce dernier, à qui l’on reproche son accointance avec l’empire, doit, ce jour-là, payer sa place.

Bastille, chantier mitterrandien

A l’instar de son aîné installé dans les beaux quartiers du 9e arrondissement, et en dépit des aléas qui ont aussi malmené sa gestation, l’Opéra Bastille, plus à l’est, sur la place de la Bastille, peut se targuer aujourd’hui d’un succès incontestable. En 2017, avec plus de 470 000 spectateurs, les 188 représentations ont rempli quasi intégralement la jauge de 2 745 places de la plus grande salle d’opéra d’Europe.

Le projet est issu d’un rapport d’enquête dit « anti-Garnier », proposé en 1977 par François Bloch-Lainé, inspecteur général des finances et futur premier président, en mars 1982, de l’établissement public de l’Opéra-Bastille (EPOB). Il a constitué le fer de lance des grands travaux de François Mitterrand, élu président de la République le 10 mai 1981. Son vœu sera exaucé : que l’institution soit prête pour le 13 juillet 1989, en ouverture des fêtes du bicentenaire de la Révolution française.

Tel qu’espéré par son promoteur, l’Opéra Bastille se veut « moderne et populaire », « dans le sens où nous voulions élargir le public et aussi se tourner vers la création contemporaine », souligne Jack Lang, l’ancien et très proche ministre de la culture du président. Outre l’importante grande salle, l’équipement devait être doté d’une salle modulable, laquelle ne verra finalement le jour qu’en… 2022.

Les choses sont pourtant allées très vite. Un concours international d’architecture est lancé en février 1983. A peine trois mois plus tard, le jury créé pour la circonstance reçoit 757 projets. La singularité de la démarche a été de respecter, jusqu’au bout, un principe total d’anonymat des candidatures. Conséquence : le 10 novembre de la même année, soupçonnant la présence de l’architecte new-yorkais Richard Meier dans le dernier trio, les jurés, majoritairement architectes également (Nouvel, Hertzberger, Ungers, Botta…), en croyant choisir l’Américain, sélectionnent un inconnu, l’Uruguayen résident canadien Carlos Ott, âgé d’à peine 37 ans. Soit peu ou prou l’âge de Charles Garnier au moment de sa consécration.

La construction de Bastille est chahutée par le terrain, délicat, notamment à cause de la proximité du lit de la Seine, mais aussi par les oppositions politiques

La presse se déchaîne. Le Monde parle d’« un rhinocéros serré dans une baignoire » et d’une « Bastille sans génie », Le Nouvel Observateur évoque « l’ère des “opéras Hilton” », tandis que le Figaro fustige « le triomphe de la banalité ». Jack Lang lui-même reconnaît ne pas avoir trouvé bien « exaltante » ladite architecture. « L’Opéra Bastille a été le projet le plus polémique, celui qui a provoqué les bagarres les plus véhémentes », se souvient-il. Et pas seulement pour des questions d’esthétique. « Le ministère des finances a été particulièrement résistant, souligne l’ancien ministre. Chaque année, jusqu’à l’achèvement des travaux, les différents ministres [cohabitation oblige] adressaient une note à François Mitterrand lui demandant de faire des économies. Premier visé : le projet de l’opéra. » En 1986, il est même question de l’interrompre définitivement.

Le chantier, qui a débuté en juillet 1985, est, comme à Garnier, un véritable casse-tête. La parcelle de 2,5 hectares est ingrate, une nappe phréatique (encore une) s’invite dans l’équation, sans parler de la proximité du lit de la Seine. Pendant ce temps-là, bousculades et nominations se succèdent à la tête de l’établissement public, à la direction artistique ou pour le poste chargé de l’architecture intérieure.

Un procès pour malfaçon

Non loin de l’immense atelier des décors doit être implanté un dispositif d’une grande sophistication : toutes les opérations de montage, de préparation et de répétitions doivent se faire en dehors de la scène principale et dans la plus totale discrétion. Des aires d’alternance, à toute proximité, mettent en attente les décors avant de les installer dans un délai très bref. Objectif, conformément au cahier des charges : pouvoir accueillir cinq productions simultanément. Le défi est tel que les aménagements techniques requis n’ont pas encore atteint cet invraisemblable rythme de croisière.

Mais c’est un coup de théâtre visible par tous qui va malmener l’image des lieux. Début 1991, un an après la représentation des Troyens d’Hector Berlioz, véritable première lyrique, l’Etat engage un procès pour malfaçon, qu’il gagnera en 2007, contre les entrepreneurs. Certains éléments de la façade du bâtiment se détachent. Il faut attendre 2010 avant que ne disparaisse une disgracieuse résille de protection. Sur la totalité de l’ensemble, soit 28 000 m², un parement minéral composite remplace désormais les anciennes plaques de pierre. Bastille a fait peau neuve, c’était un signe.

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Opéra de Paris.