Ingrid Levavasseur, dans son appartement dans l'Eure. / Bruno Fert POUR LE MONDE

Qu’est-ce qui transforme, en moins de trois mois, une aide-soignante qui peine à boucler ses fins de mois en tête de liste aux élections européennes ? Un simple pneu crevé, peut-être. Celui qui, quelques jours après l’acte I des « gilets jaunes », a immobilisé un reporter de l’émission « C Politique » (France 5), au péage de Heudebouville (Eure) sur l’A13, alors qu’il se rendait sur un rond-point occupé. Tandis qu’il attend une dépanneuse, un petit groupe de « gilets jaunes » débarque pour une opération « péage gratuit ». Le reporter commence à filmer. Une jeune femme rousse retient son attention.

« Elle me décrit sa situation de mère seule avec enfants, je la trouve très emblématique de nombreuses femmes que je croise depuis le début du mouvement », raconte le journaliste qui décide d’en faire le personnage central de son reportage. Il la suit lors de l’acte II, sur les Champs-Elysées. Au dérushage, le « discours hyperauthentique » de cette jeune femme, qui manifestait pour la première fois, convainc le rédacteur en chef de l’émission de l’inviter en plateau, le 25 novembre. « Et l’histoire médiatique a commencé », résume Ingrid Levavasseur, 31 ans, qui reçoit dans la petite maison en location d’un village de l’Eure, où elle vit avec ses enfants de 8 et 13 ans, dont elle a la garde depuis son divorce.

« Ras-le-bol d’en baver tous les mois »

Après cette première émission, David Pujadas l’invite sur LCI à « La Grande Explication ». Elle est au premier rang, aux côtés d’autres figures du mouvement, face à des membres du gouvernement et des députés. Pour expliquer son « ras-le-bol d’en baver tous les mois » avec ses 1 250 euros de salaire, elle tend au journaliste vedette une feuille détaillant son budget. Pujadas conclut qu’il ne lui reste que 20 euros par mois une fois payées les dépenses contraintes.

Sur le même plateau, la secrétaire d’Etat à la transition écologique, Emmanuelle Wargon, patauge au sujet du prix des voitures électriques. Ingrid Levavasseur, qui confie avoir souvent voté écolo, lui rappelle que la location de la batterie seule coûte déjà 69 euros chaque mois. Victoire par K.O.

« J’ai pris conscience qu’il fallait agir, se structurer, utiliser cette prise de conscience collective à bon escient », confie Ingrid Levavasseur.

Dans la foulée de cette première intervention télévisée, Ingrid Levavasseur va raconter la réalité de sa vie sur de nombreux plateaux. En décembre, BFM-TV lui propose même une chronique. Mais l’ire des « gilets jaunes » sur les réseaux sociaux la force à renoncer. « J’ai réalisé que ce n’était pas anodin tout ça, que la médiatisation pouvait apporter quelques contraintes », confie-t-elle aujourd’hui, considérant avec le même calme désarmant les procès en trahison qui lui sont fait depuis qu’elle a déclaré sa candidature aux européennes.

Pour cette aide-soignante qui a quitté l’école sans le bac, faire de la politique n’allait pas de soi. En novembre, la jeune femme se défendait même d’en faire un projet. « Et puis j’ai pris conscience qu’il fallait agir, se structurer, utiliser cette prise de conscience collective à bon escient », explique-t-elle. Le 24 novembre, une scène sur les Champs-Elysées l’a choquée : « Pendant qu’on se prenait des lacrymos, des gens étaient attablés chez Ladurée [salon de thé chic], et nous regardaient. Mais c’est quoi ce monde ? Cette faculté de continuer à manger comme si de rien n’était alors que nous, on se battait pour notre pouvoir d’achat ? Ça a été très violent pour moi. »

« Il faut acquérir un savoir important »

Après un temps de réflexion, elle saisit donc la proposition d’autres « gilets jaunes » de prendre la tête de la liste du Ralliement d’initiative citoyenne (RIC). « On nous dit qu’on va faire le jeu de Macron, mais avec ou sans nous, il est en tête des sondages, avance-t-elle. Ce qu’on voudrait, c’est donner envie de voter aux abstentionnistes. »

Récemment reconvertie en ambulancière, Ingrid Levavasseur a tout arrêté pour se consacrer à cet engagement politique. « Je sais que je suis loin d’avoir les compétences pour, il faut acquérir un savoir important, et ce sera non sans mal. Mais mon rôle ne sera pas de prendre des décisions. Ce sera de faire en sorte que les choix des citoyens soient respectés. » La liste RIC ambitionne de porter les revendications qui émergeront d’une plate-forme en ligne. Ce qui permet à la tête de liste d’affirmer sans rougir, le 25 janvier sur LCI, qu’elle n’a « pas de conviction politique », refusant d’évoquer le moindre programme.

« Elle est inconsciente du défi dans lequel elle s’engage », déplore l’une des figures du mouvement, Hayk Shahinyan.

« Elle est inconsciente du défi dans lequel elle s’engage », déplore l’une des figures du mouvement, Hayk Shahinyan, qui, après avoir contribué à l’émergence de la liste « RIC », a pris ses distances. « Ses dernières interventions dans les médias ont montré qu’elle n’était pas prête », ajoute cet entrepreneur passé au Mouvement des jeunes socialistes, qui met en garde contre la « naïveté » de l’aide-soignante.

Si plusieurs candidats ont quitté la liste RIC depuis l’annonce de sa création, Ingrid Levavasseur refuse pourtant d’y voir une remise en cause. « On est tout nouveau, on peut se tromper », argue-t-elle. En revanche, l’apprentie candidate a conscience que le poids de ses mots a changé. « Avant, j’étais spontanée, maintenant, je sais que chaque parole peut être mal interprétée », note-t-elle. Depuis dix jours, elle a d’ailleurs considérable réduit ses passages à la télévision.

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