Le président sortant de l’Union africaine, le Rwandais Paul Kagame (à gauche), et le nouveau président de l’Union, l’Egyptien Abdel Fattah Al-Sissi, à Addis-Abeba, le 10 février 2019. / SIMON MAINA / AFP

L’année 2019 sera résolument africaine pour l’Egypte. Alors que le pays se prépare à accueillir fin juin la Coupe d’Afrique des nations, le président Abdel Fattah Al-Sissi entame, les 10 et 11 février, à Addis-Abeba, en Ethiopie, sa présidence à la tête de l’Union africaine (UA). « Notre travail doit se poursuivre pour améliorer la paix et la sécurité en Afrique d’une manière holistique et durable », a-t-il appelé, dimanche 10 février, depuis le siège de l’UA.

Cette année devrait lui offrir l’opportunité de concrétiser son réengagement sur la scène africaine et de restaurer l’influence politique et économique de l’Egypte, après des décennies d’éloignement de ses partenaires africains. « Son ambition pour l’Union africaine est très politique : elle veut montrer qu’elle est capable de réussir une présidence sur la résolution des crises et un agenda très commercial », estime un diplomate occidental. Si l’Egypte devrait mettre l’accent sur la lutte antiterroriste, la question migratoire, le développement et l’intégration économique, elle est moins attendue en revanche sur la réforme de l’UA.

Une « diplomatie des sommets »

Depuis son arrivée au pouvoir en qualité d’homme fort de l’armée en 2013, puis comme président dès 2014, Abdel Fattah Al-Sissi s’est appliqué à restructurer la politique africaine de l’Egypte. Le fossé s’était creusé avec le continent. Alors que Le Caire était davantage tourné vers le monde arabe et l’Occident depuis la présidence d’Anouar Al-Sadate (1970-1981), M. Sissi a renoué avec une « diplomatie des sommets », boudée par l’ancien dictateur Hosni Moubarak (1981-2011), après une tentative d’assassinat contre sa personne à Addis-Abeba en 1995. En trois ans, le chef d’Etat égyptien a effectué 21 visites en Afrique – sur 69 à l’étranger – et organisé 112 réunions et sommets avec de hauts responsables africains, notamment sur les questions économiques, rapportait en août 2017 l’organisme général de l’information.

« Le président Sissi est sérieux sur l’Afrique car il y a un enjeu de stabilité politique interne et de sécurité nationale, ainsi que de légitimation », analyse Yasmine Farouk, chercheuse associée au centre Carnegie. Les bouleversements intervenus dans le pays et la région, dès 2011, ont rendu ce recentrage inévitable. « La profondeur stratégique de l’Egypte est en Afrique et ses intérêts ont été menacés à plusieurs égards : la question des eaux du Nil, la situation sécuritaire dans la mer Rouge et la menace terroriste à la frontière avec la Libye », explicite Amira Abdel-Halim, du Centre des études politiques et stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. La perte d’influence de l’Egypte en Afrique et la présence militaire et stratégique accrue de ses rivaux régionaux – pays du Golfe, Turquie, Israël – ont mis en échec sa politique traditionnelle aux accents hégémoniques, perçue comme arrogante en Afrique car tournée vers ses seuls intérêts.

Avec la construction par Addis-Abeba, dès avril 2011, du Grand Barrage éthiopien de la renaissance (GERD), plus grande centrale hydroélectrique d’Afrique, qui pourrait affecter l’accès à l’eau de l’Egypte – l’Ethiopie est la source de 86 % des eaux du Nil égyptien –, l’Afrique est revenue au centre des préoccupations égyptiennes. L’Ethiopie a profité de l’affaiblissement politique, économique et sécuritaire du Caire après la révolution du 25 janvier 2011, et les conflits en Libye et au Yémen, pour contester son hégémonie historique sur le partage des eaux du Nil. Et sans véritable ami africain, Le Caire s’est trouvé isolé sur ce dossier de « sécurité nationale ».

Restauration du « soft power » égyptien

La décision de l’Union africaine de suspendre l’Egypte en réaction au coup d’Etat militaire contre le président islamiste Mohamed Morsi, en juillet 2013, a été un autre électrochoc. Il a fallu un an pour que l’Egypte soit réadmise sur décision du Conseil de paix et de sécurité de l’UA, en juin 2014, notamment sensible au gel de sa contribution de 12 % à l’Union. « Cette suspension ternissait la légitimité internationale du nouveau régime et portait atteinte à l’image de l’Egypte comme puissance régionale africaine, notamment face aux organisations et aux puissances internationales », commente Yasmine Farouk. Le Caire a dès lors développé une stratégie d’entrisme dans les institutions et centres spécialisés de l’organisation panafricaine, et s’est efforcé de porter la voix de l’Afrique pendant son mandat de membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU (2016-2017).

Le président Sissi a fait de la relance de la coopération économique, politique, religieuse et culturelle la clé de la restauration du « soft power » égyptien sur le continent. « Les intentions sont bonnes, mais, il n’y a pas de vision pour construire une réelle politique africaine sur le long terme, qui puisse rassurer les Africains. C’est une politique très réactive : on a un problème avec l’eau, on a besoin d’alliés donc on envoie des investissements », explicite Yasmine Farouk. Les écueils de cette politique tiennent en partie à une perception du continent restée majoritairement sécuritaire, qui empêche Le Caire de prendre la mesure de ses transformations politiques, économiques et sociales.

La présidence de l’UA devrait permettre à l’Egypte de promouvoir ses vues sur les dossiers stratégiques que sont les eaux du Nil, la sécurisation de la mer Rouge ou le conflit libyen. Elle a fait de la lutte contre le terrorisme le principal axe de son mandat, notamment dans ses ramifications jusqu’au Sahel et au Sahara, où elle entend renforcer son rôle. Première puissance militaire du continent, parmi les cinq premiers contributeurs aux missions de maintien de la paix, c’est sur la promotion de la reconstruction et du développement post-conflit comme moyen de lutter contre l’extrémisme et les migrations que Le Caire dit vouloir agir. Elle héberge ainsi depuis 2018 le Centre international du Caire pour la résolution des conflits, le maintien et la consolidation de la paix (CCCPA).

Une marge de manœuvre limitée

S’affichant en modèle de par les réformes structurelles qu’elle a engagées en réponse à la crise économique, l’Egypte fait de l’intégration et du développement économique de l’Afrique l’autre pilier de son mandat. Investir ce marché d’un milliard d’habitants, que se disputent déjà la Chine, l’Inde et les pays occidentaux, est un potentiel instrument de « soft power » pour l’Egypte. « Les hommes d’affaires égyptiens poussent à cela car ils ont compris qu’ils ont plus d’opportunités d’exportation vers l’Afrique que vers l’Union européenne, et ils peuvent aussi y trouver les matières premières pour produire et vendre », indique un acteur régional du développement. L’Egypte lorgne notamment vers des coopérations avec d’autres Etats comme les Emirats, la Chine ou la France, en se présentant comme une porte entre l’Afrique et l’Union européenne.

« On en est encore loin », commente un diplomate occidental. Ce qui explique la priorité donnée par Le Caire au développement des infrastructures, préalable à une augmentation des investissements et des échanges intra-africains. En 2018, les investissements égyptiens en Afrique ont atteint 10,2 milliards de dollars (9 milliards d’euros), contre environ 2,8 milliards de dollars de l’Afrique vers l’Egypte. L’autre priorité est la ratification de l’accord de libre-échange continental, la Zone tripartite de libre-échange (TFTA), signé en juin 2015 par les trois blocs économiques majeurs du continent, à l’exception d’une dizaine de pays comme le Nigeria. La TFTA pourrait permettre à l’Egypte de doubler ses exportations vers l’Afrique, qui ont atteint 4,8 milliards de dollars en 2017.

L’Egypte se dit pleinement engagée à poursuivre la réforme financière et administrative de l’UA, initiée sous la présidence précédente du Rwandais Paul Kagame. « L’Egypte ne souhaite pas voir les pouvoirs de l’UA renforcés, notamment ceux de la Commission qu’elle estime à l’œuvre derrière sa suspension en 2013. L’Egypte est très sensible aux questions de souveraineté nationale, elle ne veut donc pas voir le poids des pays membres limités ni l’UA s’ingérer au plan national. Sur la préservation de la paix, elle a une position très conservatrice », nuance Elissa Jobson, de l’International Crisis Group (ICG). Sa marge de manœuvre sera de facto limitée par celles de la Commission et du Parlement, ainsi que par les intérêts nationaux divergents. « L’Egypte va se placer dans la continuité. Il n’est pas certain que cette année soit porteuse de changements fondamentaux », conclut Amira Abdel-Halim, du CEPS d’Al-Ahram.