Portraits de Simone Veil, par l’artiste C215, sur la façade de la mairie du 13e arrondissement de Paris, recouverts de croix gammées, le 11 février. / JACQUES DEMARTHON / AFP

Editorial du « Monde ». Le niveau d’antisémitisme a toujours été un baromètre fiable de l’état de santé d’une société. La progression impressionnante du nombre d’actes antisémites révélée, lundi 11 février, par Christophe Castaner, le ministre de l’intérieur, vient malheureusement le confirmer : en 2018, les actes répertoriés (insultes, menaces, dégradations de biens, agressions, homicides) ont progressé de 74 %, après deux années de recul.

Cette haine qui n’a rien d’ordinaire est un véritable poison. Ici, les murs sont recouverts de croix gammées, là, le mot « juden » (« juifs » en allemand) a été tagué sur une devanture, partout sur les réseaux sociaux se répandent des slogans sortis des poubelles de l’histoire. Dans certains quartiers, les juifs doivent subir un antisémitisme « du quotidien », harcèlements incessants, insultes, menaces, qui rendent odieuse la vie de tous les jours. Mois après mois, la haine se libère, les inhibitions se lèvent, et les actes finissent par suivre.

L’enlèvement et l’assassinat d’Ilan Halimi en février 2006, la tuerie à l’école juive Ozar-Hatorah de Toulouse en mars 2012, l’agression d’un jeune couple à Créteil en décembre 2014, l’attentat contre l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris, en janvier 2015, l’assassinat de Sarah Halimi dans le 11e arrondissement de la capitale en avril 2017, la séquestration d’une famille juive à Livry-Gargan en septembre 2017… Les alertes se multiplient, mais c’est comme si les condamnations des pouvoirs publics et des associations finissaient par se banaliser, elles aussi, jusqu’à devenir inaudibles auprès d’une part grandissante de la population.

Pas de visage

La crise sociale que connaît la France depuis l’émergence du mouvement des « gilets jaunes » n’a fait qu’encourager certains comportements. Il est évident que l’extrême droite a tenté de profiter de cette dynamique sociale pour diffuser ses slogans dans les manifestations ou sur les ronds-points. La détestation que le chef de l’Etat suscite chez une partie de la population s’est parfois doublée de l’antisémitisme le plus abject à travers des syllogismes aussi stupides que dangereux.

Toutefois, réduire la progression actuelle de l’antisémitisme au mouvement des « gilets jaunes » ne correspond pas à la réalité des statistiques. Sur les neuf premiers mois de l’année, les actes contre les juifs étaient déjà en augmentation de 69 %. Penser qu’une fois la tension sociale retombée, la vieille haine hideuse reculera d’elle-même tient du vœu pieux.

Le plus pervers dans cette résurgence de l’antisémitisme, c’est que, souvent, celui-ci n’a pas de visage. Le nombre de faits portés à la connaissance de l’autorité judiciaire reste limité. Aucune étude digne de ce nom n’a dressé le profil des auteurs, leurs motivations profondes, leur parcours idéologique. Comme le souligne Jean-Yves Camus, le directeur de l’Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès, « l’extrême droite en profite pour imputer la responsabilité de tous les actes antijuifs aux musulmans ». Pour lutter contre son ennemi, il est indispensable de le connaître. Il est urgent de s’atteler à cette tâche.

Sur l’antisémitisme, mieux vaut ne pas avoir les idées trop simples. Celui qui prend racine dans nos banlieues ne peut être réduit à l’irruption du conflit israélo-palestinien dans le débat franco-français. Complotisme, antiaméricanisme, frustrations sociales : tout est bon pour alimenter la haine du juif, qui vient se greffer sur des « traditions » beaucoup plus anciennes.

Ce nouvel accès d’antisémitisme doit nous pousser à une mobilisation déterminée. A court terme, celle-ci passe par un plus grand contrôle des réseaux sociaux, qui sont le vecteur privilégié et le plus accessible pour diffuser le fléau. Des mesures pour renforcer les obligations et les responsabilités des plates-formes numériques ont été annoncées en mars 2018 par le gouvernement. Il est indispensable de ne pas relâcher cet effort.

Parallèlement, il faut intensifier la prévention et la pédagogie au sein de l’éducation nationale auprès de générations qui n’entretiennent plus le même rapport mémoriel et historique à la Shoah. Il faut surtout que chacun d’entre nous lutte contre l’indifférence, la tentation de la banalisation et prenne conscience que nous sommes en présence d’un mal qui ronge la République de l’intérieur.