Joseph Kabila, alors président de la République démocratique du Congo, vote à Kinshasa lors des élections générales du 30 décembre 2018. / Baz Ratner / REUTERS

Tribune. Des villages incendiés, des fosses communes, des crânes et des ossements. Des « milices », des « enfants-soldats », des « seigneurs de guerre ». Des mines et leurs « esclaves », des camps et leurs réfugiés. Voilà globalement l’image de la République démocratique du Congo (RDC), telle qu’elle est diffusée dans les médias généralistes occidentaux.

Cette image ne sort pas de nulle part. Depuis la fin des années 1990, une grande part de la population congolaise vit dans une situation de profonde instabilité politique et d’incertitude sociale qui cause la mort, la faim ou pousse à l’exil. Mais ces réalités sont, depuis la guerre et l’implantation de groupes armés dans l’est de la RDC, accompagnées de récits médiatiques dans lesquels – en particulier à l’approche d’échéances électorales – prédomine une attente ou une projection de la « crise », du « chaos », de « l’explosion de violence » ou de « l’étincelle », faisant passer ce pays, dont l’est et l’ouest sont distants de plus de 2 000 km, pour un gigantesque baril de poudre. De tels commentaires s’adossent le plus souvent à des approches approximatives insistant sur un pseudo « effondrement de l’Etat » et sur une mortalité (« 5 millions de morts ») difficilement quantifiable et vérifiable.

« Réserve zoologique »

Début janvier, ce traitement porté sur le spectaculaire a été une aubaine pour les autorités congolaises, qui accusent régulièrement les observateurs occidentaux de déformer les réalités de leur pays. Pendant la période séparant l’élection présidentielle du 30 décembre 2018 de l’annonce des résultats, le ministre des médias et de la communication, Lambert Mende, s’en est ainsi pris à la presse internationale réunie devant lui : « Nous ne sommes pas une sorte de réserve zoologique dans laquelle des touristes du monde entier en mal de curiosités et de sensations fortes peuvent quotidiennement être invités par des pyromanes à se régaler du spectacle des affrontements entre espèces sauvages sans foi ni lois. »

Force est de constater une sorte de déception parmi certains journalistes envoyés spéciaux, humanitaires, diplomates et autres observateurs qui attendaient de voir émerger un conflit direct ou une crise humanitaire du processus électoral qui vient de mener à l’inattendue cohabitation entre le camp du président sortant, Joseph Kabila – dont les partisans ont remporté la majorité des sièges à l’Assemblée nationale –, et celui du nouveau, l’ex-opposant Félix Tshisekedi. Cette alliance négociée, dernier acte surprenant d’un long processus politique, convient difficilement à une description fondée sur l’affrontement de deux camps.

On ne saurait mettre en question l’existence des massacres, des viols et violences sexuelles, des déplacements forcés de population et des arrestations arbitraires se déroulant en RDC. Ils sont documentés par les Nations unies et par des organisations humanitaires internationales. Mais étant donné les difficultés d’accès et les problèmes de sécurité, ces données deviennent la source principale des dépêches, reportages ou analyses diffusés à grande échelle.

Elles sont illustrées d’images captivantes, pareilles à des icônes, le plus souvent non publiées par les médias congolais, en pleine reconfiguration grâce au numérique, mais qui irriguent les réseaux sociaux pour appuyer des discours politiques. L’une des dernières en date, réalisée au cours de la longue période électorale qui vient de s’écouler, montre un manifestant agenouillé et bras en l’air à Kinshasa, devant le siège de la Commission électorale, après l’annonce du report des scrutins du 23 au 30 décembre. Il y avait ce jour-là, selon plusieurs témoins de la scène, plus de photographes étrangers que de manifestants.

Effroi, pitié, dégoût

Dans son livre Devant la douleur des autres (éd. Christian Bourgeois, 2004), l’intellectuelle américaine Susan Sontag réfléchissait aux changements induits par la diffusion de masse d’images prises dans des pays « lointains » semblables à la RDC. Elle distinguait deux bords du monde : l’un, vulnérable, dont la souffrance, la mort, les corps meurtris sont exposés ; l’autre, privilégié, qui met en images le premier, le regarde, et reste quant à lui non exposé, ou de manière différenciée. « Plus l’endroit est éloigné ou exotique, plus il nous est loisible de regarder les morts et les mourants en face », écrivait-elle.

On peut imaginer que le fossé entre « exhibés » et « exhibants » s’est creusé avec l’accroissement de la production et de la diffusion des images, notamment par les réseaux sociaux. Cette inégalité touche davantage certains continents que d’autres. De l’iconographie coloniale à aujourd’hui, l’Afrique accumule un type d’images convoquant des sentiments comme l’effroi, la pitié ou le dégoût, et dont les producteurs ne sont pas Africains. C’est ce que l’écrivain et ancien déporté Imre Kertész assimilait à un « kitsch » de l’horreur. L’inégalité du droit à l’image et au récit suggérée par Susan Sontag, non mesurée car difficilement mesurable, fonde une part essentielle de notre relation de spectateurs à la violence du monde.

Il n’est pas anodin que des photos prises en RDC par des étrangers soient régulièrement sources de conflits : ce pays est peut-être le parangon d’un traitement spectaculaire créant de la sidération. Selon qu’on se trouve à Paris ou à Kinshasa, on aura relativement plus ou moins de chances de contrôler la diffusion d’une image, de nuancer une légende, voire de dénoncer une fausse information. Et, aujourd’hui peut-être plus encore qu’hier, une victime de l’attaque d’un village en RDC n’aura pas droit au même traitement médiatique qu’une victime d’attentat en France.

Récemment, les Nations unies ont annoncé que 890 personnes avaient été tuées en décembre dans la province du Maï-Ndombe (ouest), à 300 km au nord de Kinshasa. Si les causes concrètes de ces violences ne sont pas explicitées, les premiers éléments d’information constituent un récit identique à celui concernant la province du Kasaï en 2017, et à ceux relatifs aux provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri depuis la fin des années 1990 : une fois encore, l’événement est présenté comme un « conflit communautaire » indéfini, avec ses villages incendiés, ses populations déplacées et la menace d’une famine.

Autres images, autre média, autre finalité. Sur un réseau social, on a pu voir sur la page personnelle d’un journaliste revenant du Maï-Ndombe des photos de crânes et d’ossements jetés dans la nature. Compatissant pour les victimes, le discours qui les accompagnait insistait sur la dimension ethnique et organisée de la violence, c’est-à-dire sur sa dimension intentionnelle, « génocidaire », en dépit de l’absence d’éléments d’enquête. Susciter de tels affects, sous prétexte de témoigner, dissimule le besoin de compassion et d’admiration qui irait de droit à l’explorateur sacrifié. Or, le lecteur n’est pas amené à saisir l’inscription de ces formes de violence dans leur contexte historique et local, dont les dimensions politiques et économiques entrelacées sont particulièrement complexes en RDC.

Domination implicite

Ces remarques mènent moins à questionner la fidélité des images et des récits aux réalités congolaises – j’ai moi-même eu à les documenter, en tant que journaliste pour Le Monde – qu’à s’interroger sur les méthodes d’enquête et sur les écritures qui les construisent. Bien qu’il soit difficile d’établir de manière évidente et immédiate les causes des violences, mener des enquêtes de terrain suffisamment longues permet d’en décrire au moins le déroulement factuel. De telles recherches sont rares, pour de multiples raisons, qui tiennent autant à la rentabilité de plus en plus demandée par le système de production des récits et des images qu’à des questions de formation de ceux, chercheurs comme journalistes, dont l’activité est de raconter.

A moins de vouloir continuer à exposer la douleur des autres de manière foncièrement inégalitaire, il convient aussi de s’interroger sur le type d’éthique, de distance et de positionnement qui pourrait accompagner des enquêtes et des écritures produites à partir d’un terrain comme la RDC. A quelles formes de danger direct ou de domination plus implicite nos interlocuteurs peuvent-ils être soumis lorsqu’ils deviennent les figures de nos images ou les protagonistes de nos récits ? Quelle sorte de dégradation a lieu dans l’exhibition de la douleur des autres ? Si on peut difficilement éviter de regarder les morts et les mourants « en face », quel traitement doit-on leur appliquer pour respecter leur dignité et ne pas les montrer « de trop près » ? Comment appliquer le droit à l’image et au récit de ceux, en RDC et ailleurs, qui y ont rarement accès ?

Ce type de réflexivité fait partie du champ ordinaire de travail des sciences sociales, et en particulier de l’anthropologie depuis que certains de ses acteurs prennent en considération les conditions de sa naissance en tant que discipline dans la période coloniale. Le débat est aussi présent dans quantité de textes littéraires traitant de la violence et des enjeux que comporte sa mise en récit. Nul doute que les journalistes peuvent aussi y prendre part.

Pierre Benetti est doctorant en anthropologie à l’EHESS au sein du Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS) et ancien correspondant du Monde en RDC.