Canal+, mercredi 13 février à 20 h 55, documentaire

Il faut le dire d’emblée : Otage(s) est un documentaire d’une force incroyable parce que Michel Peyrard parvient à faire d’un sujet potentiellement racoleur un film d’une rare élégance. Mieux, cet ancien grand reporter (trente-cinq ans à parcourir la planète, essentiellement pour Paris Match et souvent dans des zones de guerre) a réussi à laisser entièrement la parole à celles et ceux à qui elle avait été confisquée.

Pas d’images ou de mots en trop, pas d’ego d’auteur. Michel Peyrard le dit : « Je considère que les otages sont aussi les auteurs du film. » Un film qu’il a d’ailleurs dédié à son ami Hervé Ghesquière, otage des talibans durant 547 jours (2009-2011) en Afghanistan, et mort en 2017. « J’ai beaucoup parlé avec Hervé après sa libération. Et force est de constater que, quelles que soient les circonstances ou conditions de détention, les otages partagent des thématiques communes (affronter l’arbitraire, créer ou non des liens avec ses ravisseurs, la torture et les vexations, la solitude, les projets d’évasion, etc.) qu’il m’intéressait d’interroger. »

Pour structurer son travail d’enquête, Michel Peyrard élabore un questionnaire d’environ 150 ques­tions et mène avec chacun des sept otages qu’il a choisis (en fonction essentiellement de leur capacité à illustrer au plus près l’un des thèmes précédemment cités) de longues interviews – six à huit heures –, et ce pendant une semaine. « Parce que je sais qu’au début, ils vont me raconter ce qu’ils ont raconté aux journalistes, à leurs proches. Ensuite seulement leur est-il possible de ne plus être dans la narration chronologique de ce qui leur est arrivé, mais dans la perception de leur captivité, puis dans l’évocation du difficile retour. »

Sans doute le fait que Michel Peyrard ait lui-même été emprisonné pendant 26 jours (Poste n° 3. Hôte des taliban, Pauvert, 2002) a-t-il contribué à mettre en confiance ses interlocuteurs. Mais la véritable raison est toujours la même : « Ils disent : “L’histoire qui a été racontée n’est pas la mienne.”Elles et ils veulent corriger les inexactitudes qui ont pu être dites, écrites. Privés d’eux-mêmes, ils veulent pouvoir (dé) livrer leur version d’une histoire qui leur a été confisquée. » D’où ce choix, radical mais évident pour Michel Peyrard : il n’y aura aucun intervenant extérieur, aucun expert ès otages, aucun commentaire d’au­cune sorte, d’ailleurs.

« Rien de supérieur aux mots »

Il n’y aura pas non plus de reconstitution – tout au plus quelques images d’archives. Pour évoquer les lieux de détention en conservant ce parti pris (« un challenge »), Michel Peyrard décide de recourir à l’univers sonore : « Puisqu’ils ne percevaient du monde extérieur que des bruits – de tortures, d’une Mobylette qui passe, des conversations entre geôliers –, il m’a semblé plus élégant et suggestif de travailler, d’après leurs indications, la bande-son. » Ensuite, comme « moteur de narration », Michel Peyrard a utilisé ce qu’on appelle les « preuves de vie » – ces petites vidéos tournées par les ravisseurs – pour illustrer tout ce qui se joue alors : le temps qui passe, la fatigue, la maladie parfois, le désespoir, l’inquiétude pour les proches. En tout, ce seront six mois de tournage (de janvier à juin 2018), puis trois mois de montage pour qu’Otage(s) soit prêt.

Toutes et tous sont à un moment devenus étrangers à leur propre existence, ont cru perdre l’usage de la parole à force d’en être privés

Contrairement aux pratiques journalistiques en vigueur – on ne montre jamais son reportage avant publication ou diffusion –, Michel Peyrard a envoyé son film à chacun des sept otages dont il a recueilli la parole. « Il était essentiel pour moi d’avoir leur aval. » Leur réception l’a, dit-il, « soulagé ». Et parce qu’« il est toujours délicat d’aborder une épreuve aussi intime » et parce que sa principale préoccupation aura été de « ne pas nuire », raison pour laquelle il a pu renoncer à tourner certaines scènes. Ainsi, par exemple, quand Oscar Tulio Lizcano, qui fut otage des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) pendant huit ans deux mois et vingt-quatre jours, se met à trembler dangereusement.

Com­me Oscar, toutes et tous sont à un moment devenus étrangers à leur propre existence, ont vécu « dans la merde », ont cru perdre l’usage de la parole à force d’en être privés, se sont récité de la poésie, des chansons, ont parfois même parlé aux arbres. Parce que, comme le dit si justement Oscar Tulio Lizcano : « Il n’y a rien au-dessus du langage, de supérieur aux mots. » Et c’est en cela, notamment, que ce film est non seulement fort mais précieux. Parce que Michel Peyrard leur a laissé la place de reprendre leur vie en mots, sans doute l’un des plus beaux cadeaux qu’il pouvait leur faire.

OTAGE(S) - La bande-annonce
Durée : 00:51

Otage(s), de Michel Peyrard, réalisé avec Damien Vercaemer (Fr., 2018, 90 min). www.mycanal.fr/docus-infos/la-bande-annonce-otage-s