A Mogadiscio, en Somalie, devant un poste de télévison, en juin 2018. / MOHAMED ABDIWAHAB / AFP

A Mogadiscio, c’est la révolution des surnoms. Pas rare d’entendre dans la rue un Arjun ou un Muhannad héler un Ömer ou un Priyanka. Ces prénoms de stars de Bollywood et de Yesilcam, les Hollywood indien et turc, sont de plus en plus choisis comme surnoms par la jeunesse du pays. En Somalie, l’engouement du public pour les films indiens et les séries télé turques est tel que les quelques entreprises de production locales croulent sous les commandes de traduction et de doublage pour les télévisions locales ou celles de la diaspora.

Abas (32 ans), Néerlandais d’origine somalienne, est rentré en 2018 pour reprendre l’entreprise familiale, Fanproj, créée en 1984. A ses débuts, son père ne possédait qu’un petit cinéma de fortune où il projetait des vidéocassettes louées de films italiens, égyptiens et des premières productions bollywoodiennes. Trente-cinq ans plus tard, la société emploie 36 personnes, dont 7 traducteurs à temps plein : « Un de mes traducteurs a appris l’hindi et l’ourdou en côtoyant la communauté indienne à Dubaï et en regardant les films de Bollywood avec des sous-titres anglais. Moi aussi j’en ai visionné des milliers et je comprends maintenant l’ourdou à 40 % », explique Abas.

Turcophones et turcophiles

Les traducteurs ont le même parcours que leur patron. Ce sont des « repats » de Turquie, d’Inde et du Moyen-Orient, rentrés après de longues études, pour contribuer au développement de la Somalie et assouvir leur cinéphilie. Leur retour au pays ne s’explique pas que par l’opportunité économique que constitue la demande croissante du public somalien.

« Dans les années 2000, à cause de la guerre et d’Al-Chabab, les gens se cachaient pour regarder des films et des séries. Pourtant, en Somalie, nous regardons la télé en groupe et ça c’est de nouveau possible depuis que les Chabab ont été chassés de la capitale en 2011 », confie le jeune entrepreneur. Depuis quelques années, son entreprise traduit donc chaque semaine deux à trois films et une dizaine d’épisodes de séries télé.

Abas n’a eu aucun mal à trouver des turcophones en Somalie. Depuis la visite historique du président turc Erdogan en 2011, qui fut le premier chef d’Etat étranger à s’y rendre depuis le déclenchement de la guerre civile en 1991, la Turquie construit en Somalie des hôpitaux, des écoles, des routes et des terminaux aéroportuaires. Une de ces écoles envoie chaque année des dizaines de jeunes Somaliens poursuivre leurs études en Turquie. Ils reviennent quelques années après, turcophones et turcophiles. Ces jeunes gens embarquent d’ailleurs sur Turkish Airlines qui, avant l’arrivée d’Ethiopian Airlines en 2018, était la seule compagnie étrangère à assurer des vols directs vers et depuis Mogadiscio.

Etiquette halal

Dans la corne de l’Afrique, l’aide au développement turque s’accompagne d’une diplomatie culturelle forte, dont le cinéma constitue l’outil principal, comme l’explique Nilgan Tutal Cheviron, chercheuse à l’université de Galatasaray. Et d’expliquer que « l’industrie cinématographique a été fortement soutenue par l’Etat turc, car ce dernier se plaît à montrer l’image d’une grandeur néo-ottomane retrouvée dans cette région de l’Afrique, couplée à celle d’un islam moderne ».

Aux yeux des jeunes Somaliens, les séries turques, comme jadis les productions égyptiennes, jouissent d’une étiquette halal. Par l’absence de baisers et de tenues jugées légères, elles correspondent davantage à la culture locale que les films et les séries produits par Hollywood et Nollywood, le cinéma nigérian pourtant en pleine expansion sur le reste du continent.

Dans une certaine mesure, Bollywood bénéficie également de ce label halal, car « la pudeur y est également très présente », ajoute le jeune patron de Fanproj, qui précise : « Les mariages récents de jeunes Somaliens sont calqués sur ceux de Bollywood. C’est logique car, à la base, nos tenues et nos musiques se ressemblent. »

Cette fascination pour le cinéma indien a fait sourire les Somaliens en 2011 lorsque la marine indienne, présente au large des côtes de la corne de l’Afrique pour lutter contre la piraterie, a retrouvé des DVD de Bollywood dans le sac d’un pirate somalien qu’elle venait d’arrêter.

« L’émergence d’un “Sollywood” »

Au-delà du décalage avec les mœurs locales, le désamour du public somalien pour le cinéma hollywoodien s’explique en deux films : La Chute du faucon noir et Capitaine Phillips. Ces deux superproductions américaines, sorties en 2001 et 2013, présentent les Somaliens comme des miliciens drogués au khat, cette plante mâchée en Somalie, en Ethiopie et au Yémen, considérée comme une drogue dans plusieurs pays européens, ou les caricaturent en de dangereux pirates moyenâgeux animés par une forte haine anti-occidentale. Depuis, la rupture est consommée.

Le cinéma turc a encore de beaux jours devant lui en Somalie. Ce pays se tient « au deuxième rang mondial, derrière les Etats-Unis, dans l’exportation des séries », selon la chercheuse Nilgan Tutal Cheviron. Mais cet attrait pour les séries télé a donné des idées aux « repats » et aux Somaliens de la diaspora. Ahmed Abubakar, le directeur général d’Universal Somali TV, la principale chaîne somalienne basée à Londres, qui diffuse chaque semaine des films et séries étrangers, le confirme : « Nous avons acquis un savoir-faire technique et des ressources financières importantes à force de diffuser ces productions étrangères. On peut maintenant voir plus loin. »

Les premières productions somaliennes, filmées à Londres et à Mogadiscio sortiront cet été, « juste après le ramadan pour respecter les mœurs locales », précise Ahmed Abubakar. Le jeune producteur, rieur, se met à rêver de « l’émergence d’un Sollywood » d’ici à quelques années.