L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Certains films ont dès le départ un sujet bien arrêté, d’autres le dénichent au détour du chemin, au prix d’une longue et patiente recherche qui les révèle à eux-mêmes. La Liberté, premier long-métrage documentaire de Guillaume Massart, cinéaste essayiste né en 1983, qui a déjà à son actif une dizaine d’œuvres de court ou moyen format, est de ceux-ci : un film se précisant au fur et à mesure, intégrant ses tâtonnements et incertitudes à sa forme définitive. Massart est allé filmer le centre de détention de ­Casabianda, en Corse, d’un type unique et expérimental, puisqu’il consiste en un vaste domaine de 1 500 hectares, sans murs ni barrières, ceint uniquement par ces limites naturelles que sont d’un côté la mer et de l’autre la forêt. Une prison à ciel ouvert, en somme, où les détenus, majoritairement des délinquants sexuels, sont impliqués dans des travaux de culture agricole et, le reste du temps, ont tout loisir d’aller et venir à leur guise (en dehors des appels).

Comment filmer une institution sans contour ? C’est toute la question, épineuse, qui se pose d’emblée au réalisateur. Massart approche Casabianda avec précaution, filme les baraquements résidentiels, erre aux alentours, sans d’abord trouver de véritable point d’accroche. Quelque chose de l’établissement, de son fonctionnement, se dérobe obstinément au regard : le personnel lui ferme parfois la porte au nez, et certains détenus, incarcérés pour des faits graves, refusent vivement d’apparaître à l’image. L’absence de clôture ou de structure apparente semble empêcher le film de se fondre dans un cadre, l’obligeant à redéployer son périmètre, à emprunter des voies de traverse.

Un autre visage de la violence

C’est auprès des pensionnaires que le film va trouver sa véritable raison d’être, dans la conversation soutenue, sans cesse reprise, avec certains d’entre eux. Une poignée de ces détenus accepte de se ­confier, dans un besoin évident de parole que catalyse la présence même de la caméra. M. Massart privilégie les échanges longs, comme autant de plongées dans le quotidien des prisonniers, le fonctionnement du centre, ses spécificités, mais aussi d’introspections personnelles ou de moments simplement partagés – comme cette belle scène du repas de Noël dans laquelle un prisonnier chante et joue de la guitare.

Le réalisateur ne se prive pas d’intervenir, portant la contradiction, se faisant parfois « l’avocat du diable », avec sa voix fluette, à la fois prévenante et maïeutique

Cette parole, véritable objet du film, peut avoir ceci d’inconfortable qu’elle émane d’agresseurs avérés – « La majorité des infractions a été commise sur des mineurs de moins de 15 ans, dans un cadre intrafamilial », nous apprend un carton liminaire. Mais le réalisateur ne leur donne pas blanc-seing : au contraire, il ne se prive pas d’intervenir, portant la contradiction, se faisant parfois « l’avocat du diable », avec sa voix fluette, à la fois prévenante et maïeutique, qui, résonnant de derrière la caméra, seconde le regard qu’il porte sur ces hommes.

Mû par une puissante volonté de comprendre, le film vise à aller outre l’anathème dont est, de fait, frappée la figure du criminel, pour mieux saisir les complexes particuliers qui se trament en dessous. Bon nombre des intervenants commencent par évoquer cet opprobre en bloc et à vie qui suit leur condamnation judiciaire. Scène après scène, dans les différents lieux de Casabianda (la salle de sport, le réfectoire, la plage, les sentiers), le film se rapproche pas à pas et courageusement de leur culpabilité, de leur basculement, de leur passage à l’acte – envers quoi les pensionnaires se révèlent, pour beaucoup, étonnement ­lucides et dépourvus de complaisance, renversant ainsi bon nombre de préjugés établis. Sans jamais jeter une lumière sur leurs agissements (sans quoi le film verserait dans le sordide), Guillaume Massart est amené, avec une grande habileté, à débusquer des zones incandescentes de la psyché humaine, où la douleur et la violence, ­notamment envers des proches, s’engendrent mutuellement.

De l’anonymat à la lumière

Un pensionnaire, témoin privilégié du film, va plus loin que tout autre et libère une parole terrassante, proprement bouleversante. Passant de l’anonymat à la lumière, il décide de faire œuvre de pédagogie et de remonter, étape par étape, aux sources de son acte. Jaillit alors, au fil des échanges, un autre visage de la violence : non pas les gestes gratuits ou pervers attendus, mais une malédiction venue de l’enfance et qui se « transmet comme un poison ».

L’agression n’est plus une faute isolée, mais un maillon supplémentaire d’une longue chaîne de sévices, qui rebondit de génération en génération, s’enracinant dans une même réclusion domestique et les mêmes schémas traumatiques. Sa confession finale prend la forme d’une saisissante percée psychanalytique, dans un récit de soi qui constitue un immense moment de cinéma et, plus largement, de vérité. Un grand film, ce n’est parfois pas autre chose que cela : la rencontre miraculeuse, de part et d’autre de la caméra, de deux besoins, ici entre un regard sondant l’indicible et une voix cherchant désespérément à déchirer le silence.

Documentaire de Guillaume Massart (2 h 26). Sur le Web : www.norte.fr/projets/distribution/la-liberte

Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 20 février)

Grâce à Dieu, film français de François Ozon (à ne pas manquer)

La Liberté, film français de Guillaume Massart (à ne pas manquer)

Les Funérailles des roses, film japonais de Toshio Matsumoto (à ne pas manquer)

Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares, film allemand, français et roumain de Radu Jude (à ne pas manquer)

Amal, documentaire égyptien de Mohamed Siam (à voir)

Destroyer, film américain de Karyn Kusama (à voir)

Euforia, film italien de Valeria Golino (à voir)

Le Chant du loup, film français d’Antonin Baudry (pourquoi pas)

La Chute de l’empire américain, film québécois de Denys Arcand (pourquoi pas)

La Grande Aventure Lego 2, film d’animation américain de Mike Mitchell (pourquoi pas)

Rencontrer mon père, documentaire français d’Alassane Diago (pourquoi pas)

Baghdad Station, film irakien de Mohamed Al Daradji (on peut éviter)

Les Moissonneurs, film sud-africain d’Etienne Kallos (on peut éviter)

A l’affiche également :

Les Aventures de Rita et Machin, film d’animation français et japonais de Pon Kozutsumi et Jun Takagi

Black Snake, la légende du serpent noir, film français de Thomas Ngijol et Karole Rocher

Food Evolution, documentaire américain de Scott Hamilton Kennedy

Le Jeune Picasso, documentaire britannique de Phil Grabsky

Paradise Beach, film français de Xavier Durringer

Plan Bee, film français de Fabrice Poirier