Comme d’habitude, Elfriede Jelinek n’a pas attendu : dès l’annonce de l’élection de Donald Trump, le 8 novembre 2016, elle s’est mise à écrire une pièce, Am Königsberg (Sur la voie royale), présentée jusqu’au dimanche 24 février à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dans une mise en scène de Falk Richter, créée en 2018 à Hambourg. L’écrivaine autrichienne, Prix Nobel de littérature en 2004, vit recluse mais totalement connectée aux nouvelles du monde, auxquelles elle réagit vite, souvent avec une acuité saisissante, parfois avec moins de bonheur.

Seuls comptent les mots qui jaillissent comme des coups de gueule ou de butoir, des attaques répétées contre tout ce qui ne va pas

C’est le cas pour Sur la voie royale : même si Donald Trump n’est jamais appelé par son nom, mais sous celui de « roi » d’une ville qui pourrait être la Thèbes de l’Œdipe de Sophocle, c’est bien le président américain qui nourrit la colère d’Elfriede Jelinek, mais le président tel qu’on le percevait à son élection. Depuis, les actions qu’il a menées ont étoffé son portrait, et rendu la façon de l’aborder plus complexe que ce qu’on entend dans la pièce.

Cela dit, on retrouve dans Sur la voie royale la manière unique qu’a l’auteure d’écrire du théâtre : elle n’annonce pas de personnages et ne se préoccupe pas de l’action. Seuls comptent les mots qui jaillissent comme des coups de gueule ou de butoir, des attaques répétées contre tout ce qui ne va pas – en l’occurrence, la liste est longue : les gens jetés hors de leurs maisons à cause de la crise des subprimes, les migrants repoussés derrière des murs, le globe méconnaissable, la toile et ses pièges, les dégâts de la globalisation, la montée des populismes… Soit la violence du monde, qu’Elfriede Jelinek dépèce comme elle hacherait menu une viande. Rageuse, insolente, imprécatrice, son écriture est remontée par un ressort inaltérable : l’humour, qui va jusqu’à l’auto-dérision, l’auteure s’apostrophant elle-même.

Ilse Ritter, un trésor

Falk Richter rend hommage à cette écriture en la travaillant comme un corps qui rend dingue, – de cette dinguerie que l’on ressent face à ce qui nous dépasse. Au « comment en sommes-nous arrivés là ? » d’Elfriede Jelinek, il répond par une mise en scène où les styles les plus différents se catapultent, où les images se chevauchent, où les écrans se superposent. Cette sarabande ne laisse pas l’esprit du spectateur en repos : pris dans un tourbillon, il se retrouve dans la situation d’un Oedipe aveuglé par la violence contemporaine. « Nous sommes tous empêtrés dans le même destin sans le savoir », clame Elfriede Jelinek à travers les comédiens qui, eux, ne sont pas empêtrés dans leur jeu, loin de là.

Ils sont huit, et, parmi eux, il y a un trésor : Ilse Ritter. C’est pour elle, Kristen Dene et Gert Voss que Thomas Bernhard a écrit une pièce qu’il a appelée Ritter, Dene und Voss (Ritter, Dene et Voss), parce qu’il voulait honorer ces comédiens qu’il aimait. Connue en France sous le titre de Déjeuner chez Wittgenstein, cette pièce a été créée en Autriche en 1986. Ilse Ritter avait 42 ans. Aujourd’hui, elle en a 75, et c’est elle qui introduit et clôt Sur la voie royale. Sa voix douce impose le silence autour de chaque mot qu’elle énonce. Sa présence fragile renferme toutes les forces de vie. Il faut la voir, l’entendre. Aller à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, ne serait-ce que pour elle.

Am Königsweg (Sur la voie royale), d’Elfriede Jelinek. Mise en scène : Falk Richter. Avec Idil Baydar, Benny Claessens, Matti Krause, Anne Müller, Ilse Ritter, Tilman Strauss, Julia Wieninger et Frank Willens. Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, Paris 6e. Tél. : 01-44-85-40-40. De 6 € à 40 €. A 19 h 30. Durée : 3 h 30. En allemand surtitré. Jusqu’au 24 février.