« Régulation et nationalisation sont revenues au cœur de l’actualité dans plusieurs pays. Au moment où le balancier des politiques publiques est en train de s’inverser, il est utile de s’interroger sur les enseignements passés » / Oliver Burston/Ikon Images / Photononstop

[Cette tribune est publiée dans le cadre de la matinée de débats coorganisée par le Cercle des économistes et Le Monde à Paris, le vendredi 15 mars, sous le titre « 2019 : la fin d’un monde ? », à laquelle participe Julia Cagé, une manifestation organisée avec le soutien d’Enedis, du Groupe ADP, de PwC et de la Fondation SCOR pour la science]

Tribune. L’Etat moderne, qui en plus de ses missions régaliennes, construit des infrastructures, éduque, soigne, paye des retraites, redistribue et régule, ne s’est installé que très progressivement à partir de la fin du XIXe siècle. Son action n’est devenue prépondérante en matière économique qu’à partir des années 1930. Ebranlées par la grande dépression puis la seconde guerre mondiale, les nations se sont montré méfiantes vis-à-vis du marché et de ses « vertus ».

En l’absence de garde-fou la machine capitaliste a tendance à s’emballer et, en fait d’opulence et de paix, engendre destruction et barbarie. Pour éviter les dérapages et stabiliser l’économie, un consensus s’est établi autour de la nécessité de réguler les marchés. Ainsi les années d’après-guerre vont connaître un très fort encadrement de l’économie par l’Etat.

En Europe, et singulièrement en France, la nécessité de reconstruire s’est traduite par la nationalisation de secteurs clefs et l’orientation de l’économie dans le cadre d’une planification indicative. S’en suivra une période de prospérité sans précédent interrompue brutalement par le choc pétrolier de 1973.

La gestion publique remise en cause

Confrontés à une crise stagflationniste, les gouvernements vont tenter sans succès de restreindre leurs dépenses et d’améliorer l’efficacité de leurs interventions. Partout dans le monde, la gestion publique va être remise en cause. Il apparaît, sur le plan macroéconomique, qu’un Etat hypertrophié entrave le fonctionnement de l’économie et étouffe la croissance.

Ainsi aux Etats-Unis, la régulation est critiquée pour sa lenteur, son inefficacité. On privatise et on déréglemente les prix et l’accès au marché dans les transports ferroviaires, routiers et aériens, ainsi que dans le secteur des télécommunications et de l’électricité, aux Etats-Unis, en Europe, mais aussi dans les pays en transition et en développement. Si certaines de ces réformes peuvent apparaître arbitraires, d’autres sont liées au décloisonnement des marchés nationaux, notamment en Europe avec la construction du marché unique, et à l’apparition d’innovations, comme Internet ou la téléphonie mobile.

L’effondrement du World Trade Center en 2001 va sonner le glas de cette période euphorique et insouciante de la globalisation des échanges culturels, scientifiques et commerciaux. La menace terroriste va conduire les Etats à reconsidérer l’accès à leurs frontières en entravant la mobilité de tous. La crise financière de 2008 va, quant à elle, révéler la très grande fragilité des marchés financiers globalisés.

La défiance populaire

Face à l’incapacité des nations à les réguler et, plus généralement, à trouver des accords sur des problèmes internationaux aussi graves que le réchauffement climatique, l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent, l’optimisation fiscale des multinationales, ou l’accueil des réfugiés, la défiance populaire à l’endroit du processus mondial d’intégration économique s’amplifie.

La crise des « gilets jaunes », déclenchée par une augmentation des taxes sur le carburant, trouve son origine en partie dans ces problèmes de légitimité. Il est, en effet, impossible d’exiger des gens modestes qu’ils payent leurs impôts si les multinationales ou ceux qui sont les plus fortunés utilisent leur mobilité et celle de leurs capitaux pour contourner la loi en profitant des failles du système. Ainsi selon l’économiste Gabriel Zucman, quelque 5 000 milliards de dollars, soit 8 % des ressources financières mondiales des ménages, seraient dissimulées dans les paradis fiscaux, essentiellement par des Européens.

Devant cette impuissance, un nouveau consensus s’établit. Livrée aux seules forces du marché, l’économie mondiale, en l’absence d’une régulation adaptée, est, de fait, incapable de s’autoréguler. Partout dans les pays industrialisés, à commencer par les Etats-Unis mais aussi le Royaume-Uni, l’Italie ou encore la Hongrie, ce constat fait le lit du populisme.

La difficile régulation mondiale des marchés

Ainsi l’Union européenne s’est construite grâce à des restructurations importantes pour les Etats des pays membres, qui ont dû renoncer à bon nombre de leurs prérogatives nationales pour pouvoir s’intégrer. En mettant en avant le sentiment nationaliste, les divers partis sécessionnistes cultivent le fantasme d’un Etat national fort et autonome. Ils prônent un arrêt de l’immigration, un retour aux frontières et au protectionnisme économique. Une reprise en main de l’économie nationale par l’Etat semble ainsi se dessiner, après trente ans de réformes libérales et d’effort d’ouverture.

Régulation et nationalisation sont revenues au cœur de l’actualité dans plusieurs pays. Au moment où le balancier des politiques publiques est en train de s’inverser, il est utile de s’interroger sur les enseignements passés. La crise de 1929 a favorisé, en son temps, l’émergence de l’Etat providence moderne. Espérons que la crise actuelle permettra l’avènement d’une gouvernance internationale efficace, adaptée à la réalité mouvante de la mondialisation et aux défis majeurs qu’elle représente.

C’est souhaitable mais très hypothétique car la mise en place d’instances de régulation mondiale des marchés est une gageure. Elles nécessitent en effet l’accord et la coopération des pays émergents, tels que la Chine ou l’Inde, aux intérêts économiques souvent diamétralement opposés à ceux des pays riches.

Emmanuelle Auriol est membre du Cercle des économistes, professeure d’économie, Toulouse School of Economics.