« Les sales rats de l’UE : les euro-truands tendent une embuscade à May » en « une » du Sun, le 21 septembre.

Deux Français au pays du Brexit

A une centaine de kilomètres au nord-ouest de Londres, la ville d’Oxford, renommée pour sa prestigieuse université, est un bastion anti-Brexit : 75 % de ses habitants se sont prononcés pour le maintien dans l’Union européenne lors du référendum de 2016. En poste depuis septembre à la Maison française d’Oxford, Agnès Alexandre-Collier et Thomas Lacroix livrent pour Le Monde leur regard de chercheurs et de ressortissants français installés pour deux ans avec leurs familles.

« EU Dirty Rats : euro mobsters ambush May. » La « une » mémorable du Sun sur laquelle s’affichait ce gros titre, le 21 septembre, au lendemain d’un sommet européen sur le Brexit à Salzburg, reste certainement l’une de nos préférées. On y voit le président français, Emmanuel Macron, et le président du Conseil européen, Donald Tusk, grimés en gangster des années 1930 et armés de fusils-mitrailleurs à côté de ce titre que l’on pourrait traduire par « les sales rats de l’UE : les eurotruands tendent une embuscade à May ». Il faut l’avouer, cette subtilité toute britannique des tabloïds a quand même du corps. Et cette sapidité journalistique nous instille un sourire en coin à chaque passage au supermarché du quartier : le Marks & Spencer de Thomas ou le Londis d’Agnès ont eu la bonne idée de mettre les journaux le long de la file pour la caisse.

Pour la plupart des Français, les tabloïds correspondent à ces « red tops » qui, comme The Sun, encadrent d’un rouge vif le nom du journal sur la « une » : un titre ravageur agrémenté d’un photomontage épicé, une playmate dénudée en page trois et un contenu à scandale… The Sun c’est 1,3 million d’exemplaires chaque jour, six fois plus que Le Monde… Pas étonnant que certains appellent le Royaume-Uni la « tabloïd nation ».

Pourtant, comment penser que ces journaux puissent avoir l’influence que certains lui prêtent ? Munis de quelques exemplaires variés, nous en avons fait l’expérience. A première vue, se forger une conscience politique avec The Sun paraît aussi inconcevable à un Français qu’apprécier la pâte à tartiner britannique Marmite. Si on laisse de côté les deux pages consacrées à la vie politique du pays, le journal apparaît comme un entrelacs d’encarts publicitaires, de pages people, de chroniques sur les derniers ragots, et de pages sports…

Un exposé des informations très correct

Pas sûr que la plupart des lecteurs n’aillent plus loin que la page de titre pour se faire une idée de l’actualité. Mais quand on fait cet effort, on ne trouve rien de choquant à vrai dire. L’exposé des informations, très correct, ne reflète pas le simplisme de leur présentation. A la lecture, on comprend que la véritable identité des tabloïds se niche plutôt dans ce qui va autour : les gros titres, les photos-chocs, les éditoriaux… L’article lui-même est assez secondaire.

En fait, ces « titres rouges » ne constituent qu’une variante d’un genre plus étendu. Dans les rayons du Marks & Spencer, on trouve aussi les journaux dits « midlle-market », moins accrocheurs, plus sobres, mais qui touchent un public plus étendu, plus riche et politiquement plus investi que celui de la presse populaire. Parmi eux, l’impérial Daily Mail (1,2 million d’exemplaires par jour). Le point commun entre ces journaux ? (Presque) tous sont favorables au Brexit.

Il y a bien quelques exceptions, tels que le Private Eye, un tabloïd anti-tabloïd, tant par la forme (un condensé d’articles brefs à peine lisibles pour les presbytes que nous sommes) que par le fond (on y apprend que les appointements de Boris Johnson pour sa chronique du Telegraph s’élèvent à 275 000 livres par an). Leur autre point commun est la réaction épidermique de rejet inconditionnel qu’ils suscitent parmi les proeuropéens : « quand on sait toutes les bêtises qu’ils ont pu raconter pendant le référendum… », nous glissait la « so British » responsable administrative de la Maison française d’Oxford.

Le Royaume-Uni et les tabloïds, c’est une longue histoire. Cela fait plus de trente ans que la presse populaire, sous l’influence du propriétaire du Sun, Rupert Murdoch, s’adonne à ce sport. Au point que la Commission européenne a jugé bon de créer un service indépendant pour combattre ce qu’elle appelait les « euromythes » et qui est toujours actif. Bruxelles, lisait-on régulièrement dans les journaux, voulait réduire la courbure des bananes ou le calibre des concombres, standardiser la taille des préservatifs ou des cercueils, empêcher les enfants de souffler dans des ballons, les fraises d’être ovales, obliger les femmes à raconter leur vie sexuelle aux fonctionnaires européens ou à recycler leurs vieux vibromasseurs avant d’être autorisées à acheter des sex-toys dernier cri…

L’art de savoir énerver les lecteurs

Un florilège de fake news, les tabloïds ? En fait, c’est plus compliqué que ça. Les tabloïds n’ont pour la plupart pas de correspondant à Bruxelles. Ils ne font le plus souvent que relayer des rumeurs qui circulent dans les couloirs du Parlement et des ministères. Pour Rob McNeil, collègue de l’université et directeur du programme Reminder sur les médias, tout l’art des tabloïds est de savoir ce qui va énerver leurs lecteurs. Leurs sujets de prédilection : l’immigration et Jeremy Corbyn, patron du Labour et chef de l’opposition.

C’est cette connaissance du lectorat qui leur permet de savoir, pour reprendre Jean Cocteau, « jusqu’où on peut aller trop loin ». Les tabloïds sont bien le lieu d’expression d’une passion pro-Brexit, une passion le plus souvent confinée au domaine privé. Bien différente, à première vue, de la colère des anti-Brexit, qui déplace certains jours des dizaines de milliers de personnes devant Westminster… mais dont le cynisme quotidien est aussi perceptible au détour d’une remarque qui nous a été faite : « Ah vous êtes français ? Ce que j’aimerais venir de France ! D’ailleurs je crois que je préférerais venir de n’importe quel autre pays que de celui-ci… » Au Royaume de sa majesté, la colère politique s’exprime moins dans la rue que par l’humour noir.