Editorial du « Monde ». Le danger vient souvent d’où l’on ne l’attend pas. Lorsque Ben Smith est arrivé à la tête d’Air France-KLM, en septembre 2018, trois priorités lui avaient été fixées : rétablir le dialogue social, tracer une vision stratégique et simplifier la gouvernance du groupe franco-néerlandais. En six mois, il s’est attelé avec succès aux deux premières, qui paraissaient pourtant les plus délicates. Mais c’est la troisième, la plus simple a priori, qui va finalement créer les principales turbulences.

Coup de théâtre spectaculaire : les Pays-Bas se sont brutalement rebellés après la reprise en main amorcée par le patron canadien. Tel un fonds activiste, l’Etat néerlandais a racheté en Bourse 14 % du capital d’Air France-KLM, sans prévenir ni Paris ni le conseil d’administration, au terme d’une opération opportunément baptisée « Hexagone ». Le gouvernement de La Haye se retrouve ainsi à parité avec l’Etat français afin de « protéger les intérêts néerlandais ».

A l’origine de cette offensive à la hussarde, les velléités de Ben Smith de siéger au conseil de surveillance de KLM, qui, rappelons-le, est une filiale à 100 % du groupe binational. Aussi étrange que cela puisse paraître, ses prédécesseurs avaient docilement renoncé à cette prérogative, pourtant logique sur le plan de la gouvernance.

Actionnaire calamiteux

Cette décision a été interprétée à La Haye comme un passage en force annonciateur d’arbitrages en défaveur de la « compagnie royale d’aviation » (KLM), justifiant ainsi une révolution capitalistique. Les Néerlandais craignent d’être relégués au second rang et que l’aéroport d’Amsterdam Schiphol soit marginalisé.

Il est aujourd’hui facile d’ironiser sur cette décision, qui ne serait finalement qu’une réponse du berger à la bergère. Depuis 2004, date du rapprochement entre les deux compagnies aériennes, les Néerlandais ont dû supporter l’interventionnisme incessant de l’Etat français. Celui-ci s’est souvent comporté en actionnaire calamiteux, arbitre partisan de relations sociales rongées par le corporatisme, sans pour autant fixer de cap clair à l’entreprise.

Si la période a pu être agaçante pour les Néerlandais, elle leur a plutôt bien réussi. KLM a doublé de taille et, grâce au rapprochement avec les Français, sa rentabilité, toutes choses égales par ailleurs, est aujourd’hui supérieure de 30 % à celle de son partenaire. Dans le même temps, Air France a fait du surplace.

Confiance durablement brisée

Dès lors, on comprend les réticences à laisser le manche à un pilote moins performant, prompt à dilapider les fruits des efforts d’un copilote qui n’aurait pas son mot à dire sur le plan de vol. Mais la méthode est contre-productive et le moment mal choisi.

D’abord, tenter de prendre les commandes en faisant le coup de poing dans le cockpit risque de mettre l’appareil en danger. A l’annonce du raid boursier, le cours d’Air France-KLM s’est effondré, fragilisant ainsi le groupe. Ensuite, cet épisode va briser durablement la confiance entre les deux partenaires, alors que les Français avaient choisi la voie du dialogue pour garantir que les intérêts de KLM seraient préservés.

Enfin, pour la première fois, Air France-KLM est dirigé par un professionnel du secteur, non-Français de surcroît, avec pour seule boussole la compétitivité du groupe. C’était une revendication de longue date des Néerlandais. Il est pour le moins paradoxal qu’ils perdent leur sang-froid au moment où il y a enfin un pilote dans l’avion en jouant la carte de l’interventionnisme étatique.