Jody Wilson-Raybould devant le comité de la Chambre des communes mercredi 27 février à Ottawa. / CHRIS WATTIE / REUTERS

Très attendu, le témoignage explosif de l’ancienne ministre canadienne de la justice, Jody Wilson-Raybould, devant un comité de la Chambre des communes mercredi 27 février, n’aura déçu personne. Calme et posée, celle qui a démissionné du cabinet de Justin Trudeau le 12 février a raconté par le menu comment, de septembre à décembre 2018, elle avait subi des « pressions constantes et soutenues » et des « menaces voilées » du premier ministre ou de son entourage pour intervenir dans une procédure judiciaire impliquant le géant canadien de l’ingénierie SNC-Lavalin.

L’entreprise, qui emploie quelque 50 000 personnes à travers le monde, dont 9 000 au Canada, est sous le coup depuis 2015 d’une accusation de « corruption d’agents publics étrangers » et de « fraude » en Libye, à l’époque du dictateur Mouammar Kadhafi. La société est accusée d’avoir versé 48 millions de dollars canadiens (32 millions d’euros) en pots-de-vin à des responsables libyens en échange de contrats entre 2001 et 2011.

Les déclarations de l’ancienne ministre ont fait l’effet d’une bombe à Ottawa. En pleine année électorale, le gouvernement libéral est plongé depuis trois semaines dans une crise politique à la suite de révélations du quotidien Globe and Mail. Le journal avait attribué la rétrogradation le 14 janvier de Mme Wilson-Raybould du portefeuille de la justice à celui des anciens combattants, puis sa démission du cabinet le 12 février, à des pressions exercées par l’entourage de M. Trudeau pour éviter un procès dévastateur à SNC-Lavalin.

Justin Trudeau et Jody Wilson-Raybould le 14 janvier à Ottawa au moment du remaniement qui a fait basculer l’ex-ministre de la justice au poste de ministre des anciens combattants. / Patrick Doyle / REUTERS

« Consterné », le leader conservateur Andrew Scheer a réclamé la démission du premier ministre, alors que celui-ci nie toujours avoir agi de façon inappropriée. « Je suis totalement en désaccord, a-t-il déclaré, avec la description des évènements » faite par Mme Wilson-Raybould.

Un bras de fer de quatre mois

L’ex-ministre a détaillé devant le comité la partie de bras de fer qui s’est jouée en l’espace de quatre mois entre elle et sa chef de cabinet, d’une part, et onze personnes, dont Justin Trudeau, des membres de son cabinet et du bureau du ministre des finances Bill Morneau, d’autre part. Dix appels et dix rencontres ont eu lieu. Le but était de la pousser à intervenir auprès du Service des poursuites pénales du Canada (SPPC) qui avait refusé le 4 septembre à SNC-Lavalin un « accord de poursuite suspendue ». Cette entente aurait permis à l’entreprise d’admettre les faits reprochés, de payer une amende mais d’éviter une condamnation l’empêchant d’accéder à des contrats publics pendant dix ans au Canada.

Ne pliant pas, au nom « du principe constitutionnel de l’indépendance du procureur général en matière de poursuites », Mme Wilson-Raybould a expliqué avoir été « choquée » de voir autant de gens interférer dans son rôle de procureur général, alors qu’elle avait décidé de ne pas intervenir dans l’affaire SNC-Lavalin.

L’ancienne ministre n’a pas mâché ses mots : après avoir pris cette décision, elle a « fait face à de l’ingérence politique ». Elle a détaillé ensuite tous les échanges intervenus entre chefs de cabinets, conseillers de plusieurs ministres, puis entre elle-même, des conseillers du premier ministre et M. Trudeau en personne.

Le 17 septembre, notamment, elle a rencontré le premier ministre qui a insisté, dit-elle, sur ses craintes de voir SNC-Lavalin être vendue et « déménager à Londres », en plus de voir des emplois perdus à Montréal, dont il est l’un des élus. Il lui demande, ajoute-elle, de « trouver une solution ».

Trudeau lâché aussi par son plus proche conseiller

La « dernière escalade », selon ses propres mots, viendra en décembre. Les pressions se multiplient. Gerald Butts, conseiller de M. Trudeau, lui répète notamment qu’« il faut trouver une solution ». « J’espère que les faits parlent d’eux-mêmes… Cet effort concerté d’ingérence politique n’était pas approprié », a-t-elle conclu avant de répondre aux questions des membres du comité.

A moins de huit mois des élections législatives, cette affaire constitue un coup dur pour le premier ministre libéral dont la popularité est en baisse. Dans un sondage réalisé mi-février, le conservateur Andrew Scheer prend pour la première fois la tête, avec 36 % des intentions de vote, contre 34 % pour les libéraux au pouvoir.

M. Trudeau a perdu son plus proche conseiller dans la bataille. M. Butts, l’artisan de sa victoire en 2015, a démissionné de son poste le 18 février tout en niant avoir tenté d’influencer Mme Wilson-Raybould. M. Trudeau aura du mal, par ailleurs, à ne pas laisser maintenant la justice suivre son cours dans le dossier SNC-Lavalin.