LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, la rédaction du « Monde des livres » vous a sélectionné une tragédie à San Francisco, le nouveau roman à suspense de Véronique Ovaldé, une plongée dans l’histoire prestigieuse de la région du Borno au Nigeria meurtrie par Boko Haram, le quotidien des travailleurs itinérants exclus de la reprise américaine, un roman très politique de Cécile Wajsbrot...

ROMAN. « Un poisson sur la Lune », de David Vann

Lorsque Jim Vann atterrit à San Francisco, en Californie, il n’a qu’un but : rendre visite à sa famille et « être sauvé ». Il cherche « comment survivre assez longtemps pour atteindre ce moment où la vie redevient quelque chose de désirable », tout en portant sur lui son Magnum .44. Jim repartira toutefois pour l’Alaska au terme de quelques jours qui n’auront rien résolu, pis, qui précipiteront sa décision, malgré les tentatives de ses proches pour déjouer l’inéluctable.

Le Jim qui se tuera dans Un poisson sur la Lune est le même que celui de Sukkwan Island (Gallmeister, 2010), le premier roman d’inspiration autobiographique de l’écrivain, qui a reçu, à sa parution en France, le prix Médicis étranger. Le roman était dédié « A mon père, James Edwin Vann, 1940-1980 », qui s’est tiré une balle dans la tête à l’âge de 39 ans.

Dans Un poisson sur la Lune, David Vann n’a pas inversé les rôles entre père et fils comme dans le récit fondateur. Cette fois, il utilise les authentiques noms de sa famille, ainsi que les lieux véritables où s’est noué le drame. Pour concevoir le reste de cette tournée des adieux où se mêlent tendresse et maladresse, accès de frénésie et de franchise, il s’est laissé porter par la fiction. L’écrivain donne à cette superbe chronique des derniers jours une allure tantôt cocasse, tantôt maussade. Le pessimisme n’y noie pas l’humour. La tragédie est ici annoncée et comme raisonnée. Ce qui la rend terriblement émouvante. Macha Séry

« Un poisson sur la Lune » (« Halibut on the Moon »), de David Vann, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski, Gallmeister, 286 p., 22,40 €.

ROMAN. « Personne n’a peur des gens qui sourient », de Véronique Ovaldé

Depuis la naissance de Stella, sa fille aînée, Gloria présente ce que son défunt compagnon, Samuel, appelait « le syndrome de la mère pélican », résolument sacrificielle, prête à se laisser dévorer les entrailles par sa progéniture afin que celle-ci ait de quoi se nourrir. La mort mystérieuse de Samuel alors qu’elle attendait leur deuxième fille n’a guère atténué cette tendance, et personne n’irait remettre en question ses intuitions de mère.

Alors quand, un matin de juin, Gloria empaquette quelques affaires pour les filles et un pistolet, convaincue qu’elles sont menacées et qu’elles doivent quitter leur vie au soleil de Vallenargues pour gagner, en Alsace, la maison dans la forêt où elle passait ses vacances autrefois, le lecteur ne doute pas une seconde qu’un terrible danger les guette.

Révélant progressivement le passé de Gloria, à mesure qu’elle raconte sa nouvelle vie, Véronique Ovaldé instille un suspense aussi irrésistible que l’énergie de son héroïne, immense malgré le contrôle qu’elle essaie d’exercer sur elle-même. Aussi irrésistible, également, que le plaisir pris par l’auteure à présenter ses personnages comme des archétypes avant de faire voler ceux-ci en éclats.

Se délectant de jouer avec les codes du roman noir, Véronique Ovaldé offre un livre inondé de soleil, joyeux, assumant son amoralité avec panache, et dont les incursions d’un narrateur détaché accroissent la drôlerie et la fantaisie. Raphaëlle Leyris

« Personne n’a peur des gens qui sourient », de Véronique Ovaldé, Flammarion, 268 p., 19 €.

ESSAI. « Un manguier au Nigeria », de Vincent Hiribarren

Vincent Hiribarren invite à un grand voyage à travers l’histoire et l’espace du Borno, Etat du nord-est du Nigeria, meurtri depuis une dizaine d’années par les raids de Boko Haram. Spécialiste français de la région, il a eu envie de la raconter autrement, au-delà de l’organisation terroriste, mais aussi des passions, de l’émotion et des clichés.

A travers ses recherches et ses rencontres, il étudie le présent du Borno, fief du peuple kanouri, à la lumière de son passé prestigieux. Car, bien avant d’être réduite à une sorte de zone de guerre lointaine, la région fut l’un des plus fascinants lieux d’expérimentation politique d’Afrique. Ses rois et sultans ont été parmi les premiers dirigeants africains à embrasser l’islam, favorisant l’émergence d’un centre de savoirs théologiques.

Mais l’auteur emprunte aussi aux techniques de l’anthropologie, pour tenter de mieux comprendre le présent des Kanouri, un peuple encore assez méconnu. Une partie de sa jeunesse, désabusée, forme le gros du contingent de Boko Haram, dont le chef a glissé dans ses communiqués des allusions décousues à la grandeur passée du Kanem-Borno.

Cette narration très personnelle se révèle une belle réussite, tant elle évite les poncifs et les clichés exotiques. L’auteur invite le lecteur à ses côtés, le fait rire parfois, avec une autodérision qui le rend attachant. Un procédé efficace pour permettre à un large public de se plonger dans l’histoire d’une région qui a basculé dans la violence, et ainsi de mieux comprendre, au plus près de la réalité, les dynamiques contemporaines. Joan Tilouine

« Un manguier au Nigeria. Histoires du Borno », de Vincent Hiribarren, Plon, « Terre humaine », 300 p., 22,90 €.

RÉCIT. « Nomadland », de Jessica Bruder

Ils sont la face cachée de la reprise américaine. En 2008, lorsque la crise financière a mis le pays à genoux, des centaines de milliers de ménages ont vu leurs économies partir en fumée et, pour certains, leur maison saisie par les banques.

Certains n’ont pas eu le choix : ils ont acheté des camping-cars, des vans et ils ont pris la route. Au fil des kilomètres, ils épluchent les sites Internet pour dénicher des emplois temporaires dans les fermes, les campings et les entrepôts.

Pendant de longs mois, la journaliste américaine Jessica Bruder a suivi ces nouveaux nomades. D’une plume aussi délicate que précise, elle décrit leur quotidien, leurs espoirs, le système D qu’ils déploient pour trouver où dormir, se laver, rafistoler les vans en mauvais état. En dépit des moments de joie et des éclats de rire partagés, la fresque humaine qu’elle dresse donne froid dans le dos.

Le destin poignant de ces itinérants rappelle parfois celui des vagabonds de la grande récession des années 1930, décrits par John Steinbeck dans Les Raisins de la colère (1939). Mais ceux-là ont peu d’espoirs de retrouver un logement fixe. La plupart ont plus de 50 ans et leurs enfants sont eux-mêmes trop en difficulté pour leur venir en aide. Ce livre est la chronique d’une catastrophe nationale. Celle de la disparition des classes moyennes, pour qui le rêve américain a tourné au cauchemar. Marie Charrel

« Nomadland » (Nomadland. Surviving America in the Twenty-First Century), de Jessica Bruder, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Peronny, Globe, 320 p., 22 €.

ROMAN. « Destruction », de Cécile Wajsbrot

Comment en sommes-nous arrivés là ? « Là », c’est un Etat populiste et autoritaire, une catastrophe de la pensée. Une femme, intellectuelle, écrivaine, raconte.

Ce que nous lisons est la retranscription d’un enregistrement commandité par des rebelles. Depuis Berlin où elle est exilée, elle tente d’analyser les causes de la faillite mentale et politique dans laquelle la France se trouve.

Si l’on était de mauvaise foi, on tenterait de réduire le texte à une sorte de mélancolie de gauche. Mais il n’y a pas ici de regret du grand lendemain : la femme qui parle n’a jamais été révolutionnaire. Peut-être même est-elle complice du désastre. Elle se rend compte qu’elle a laissé dire, s’accumuler la haine en paroles. Elle s’accuse d’avoir abandonné. Elle se revoit, au gré de son ressassement, se noyer dans le narcissisme 2.0 ou tenter d’oublier par le divertissement l’abîme entrouvert sous ses pieds.

A Berlin, elle apprend à écouter une œuvre de musique contemporaine, d’un genre dont elle n’est pas familière. Comme quoi on peut toujours se construire et reconstruire. Or le travail de sape effectué par le gouvernement qui subjugue cette France dystopique, c’est précisément le contraire : « Bientôt, nous ne pourrons même plus comprendre les livres du passé. » Cécile Wajsbrot rappelle ainsi que la monstruosité actuelle ne consiste pas à regarder en arrière, mais bien à mépriser le passé. Ce n’est ni le fascisme, ni le communisme, ni rien de répertorié. Simplement le néant esthétique, autrement appelé refus de partager. Eric Loret

« Destruction », de Cécile Wajsbrot, Le Bruit du temps, 224 p., 19 €.