L’affiche du colloque de l’EHESS, montrant la revue «  Zagłada Żydów » du centre de recherches sur la Shoah de l’académie polonaise des sciences. / EHESS PARIS

De mémoire, le président de la prestigieuse Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Christophe Prochasson, n’a jamais vu un colloque scientifique aussi violemment perturbé. Intimidations en amont, perturbations des interventions des chercheurs, propos antisémites… Le colloque international sur la « nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », qui s’est tenu les 21 et 22 février à l’EHESS, à Paris, en partenariat avec le CNRS, l’université de Strasbourg et la fondation pour la mémoire de la Shoah, a été perturbé par une trentaine de personnes, identifiées comme des nationalistes polonais.

« On peut dire que c’est une petite victoire de l’avoir tenu de bout en bout, dans cette atmosphère épouvantable », soutient Christophe Prochasson, qui s’élève contre cette « atteinte grave aux libertés académiques »

Un signalement au procureur de la République Paris a été effectué par l’EHESS pour les propos antisémites tenus dans l’enceinte universitaire, et l’école se prépare à porter plainte contre X, également pour les menaces et les courriels douteux que continuent de recevoir certains de ses enseignants.

« Pressions inadmissibles »

Dès la préparation de l’événement, qui visait à donner la parole à des chercheurs ayant publié d’importants apports académiques à l’historiographie de la Shoah en Pologne – comme Jan Grabowski, qui vient de diriger un livre collectif sur la Shoah dans les campagnes polonaises – la tension a commencé à monter. Coups de téléphone d’insultes, e-mails pour s’opposer à un « meeting anti-polonais », lettre de protestation contre ce colloque de la part d’un groupe nationaliste et « patriote » polonais proche du magazine d’extrême droite Gazeta Polska« Il n’était pas question de céder à ces pressions inadmissibles, ce colloque a accueilli des savants et des scientifiques incontestables, internationalement reconnus », souligne Christophe Prochasson.

« La question de la participation, directe ou indirecte, des Polonais non juifs à la Shoah est un sujet très sensible en Pologne, depuis les travaux de Jan Gross, professeur à Princeton [New Jersey] et historien, en 2001, honni par l’extrême droite et la droite polonaise, actuellement au pouvoir », décrit l’historienne Judith Lyon-Caen, directrice d’études à l’EHESS et coorganisatrice de l’événement.

Les incidents ont été permanents, durant les deux jours du colloque. Dans l’amphithéâtre Francois-Furet, qui a fait salle comble avec près 250 personnes, un groupe d’une trentaine de militants nationalistes polonais n’ont cessé de faire du chahut, d’invectiver les intervenants, ou encore de demander le micro pour dénoncer le colloque. Plusieurs ont été reconnus par des universitaires comme appartenant au club de Gazeta Polska, ou encore un prêtre appartenant à l’église polonaise de Paris, connue pour ses positions nationalistes.

Invectives antisémites

Avec des échanges parfois difficiles. Lorsqu’une femme du public a pris la parole pour « affirmer qu’il existe une prescription talmudique enjoignant à ne pas venir en aide aux chrétiens en danger », la chercheuse Judith Lyon-Caen a tenté de l’interrompre pour ne pas donner écho à ces propos « mensongers, obscurantistes, d’un antisémitisme du fond des âges », déclare-t-elle.

Le chahut s’est poursuivi, le soir au Collège de France, lors de l’intervention de Jan Gross, puis le lendemain, avec des invectives antisémites, lâchées sur le trottoir à ce chercheur qualifié en polonais « d’ulcère juif », témoigne l’enseignante, choquée et en colère, qui compte publier les « actes » du colloque (le compte rendu) au plus vite.

Une autre source de difficulté inédite a ponctué les deux jours de débat : les militants nationalistes polonais ont essayé en permanence de filmer le colloque. « Cela n’a pas manqué, il y a eu une avalanche de vidéos sur Youtube, tronquant et déformant les propos des chercheurs, avec un grand nombre de commentaires antisémites, sur le thème les juifs veulent envahir la Pologne », rapporte la chercheuse, qui travaille aujourd’hui à traduire ces vidéos avec une collègue.

« Attaque contre la liberté académique »

Mais l’affaire dépasse désormais le cadre scientifique : dans une lettre remise à l’ambassade de Pologne, jeudi 28 février, l’EHESS demande une « clarification officielle » de sa part. « Je ne peux évidemment croire que vous n’ayez à cœur de lever immédiatement tout doute sur un possible soutien de votre ambassade aux comportements honteux constatés à l’occasion de ce colloque », écrit le président de l’établissement français, tout en rappelant la longue tradition de relations fortes avec les chercheurs polonais, qui s’est notamment illustrée, en 1986, par la lecture par l’historien Jacques Le Goff d’un texte de son collègue Bronislaw Geremek, « retenu » alors en Pologne par les autorités communistes. « C’était bien de liberté académique, indissociable de la liberté même de penser, qu’il s’agissait alors, poursuit-il. C’est cette même liberté académique qui vient d’être attaquée d’une façon inacceptable. »

Avec cependant peu d’espoir, étant donné la prise de parole, à la fin de ce colloque, de l’Institut pour la mémoire nationale (IPN), qui dépend de l’Etat polonais. Le représentant de l’institution polonaise a dénoncé la tenue de ce colloque, sans se prononcer sur les actes de ce groupe perturbateur.

« C’est désormais devenu un problème polonais, confie la chercheuse Judith Lyon-Caen. Depuis une semaine en Pologne, la presse de droite et d’extrême droite fait campagne pour dénoncer ce “festival de propos anti-polonais à Paris”. »

Le gouvernement français monte au créneau

La ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a condamné les perturbations de la part d’un groupe de nationalistes polonais survenues lors du colloque de l’EHESS des 21 et 22 février. « Ni les pressions, ni les menaces ne peuvent porter atteinte à la liberté académique », a-t-elle réagi sur Twitter. Un courrier, que Le Monde a pu consulter, doit être envoyé au vice-premier ministre polonais vendredi 1er mars. « Compte tenu de ces incidents inacceptables et du grand émoi qu’ils suscitent dans la communauté universitaire française, une expression claire de votre part visant à distancier le gouvernement polonais de ces perturbations hautement regrettables me semblerait de nature à faire revenir l’apaisement parmi les universitaires français et apparaît nécessaire au bon déroulement de l’année franco-polonaise des sciences », espère la ministre.