Manifestation à Annaba, dans l’est de l’Algérie, le 1er mars 2019, contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. / AFP

Euphorie, désillusion et angoisse… Depuis le 22 février, Tunis vit à l’heure algérienne, en quête de la moindre nouvelle venant de Genève où est hospitalisé le président Abdelaziz Bouteflika. La mobilisation de rue du grand voisin ramène Tunis à son « printemps », cette période de mobilisation contre le régime de Ben Ali du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, qui avait abouti à la chute du dictateur et posé la première pierre des « printemps arabes ».

Les photos des manifestations, et surtout celle de Djamila Bouhired, icône de la lutte pour l’indépendance algérienne défilant dans les rues d’Alger le 1er mars, circulent largement sur les réseaux sociaux des Tunisiens. Tout comme l’intervention de Nora Ouali, députée du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, opposition). La parlementaire de Béjaïa (est) y fustige le régime, le gouvernement et la « mascarade » du cinquième mandat, provoquant l’hystérie des députés de la majorité.

« L’Algérie est une ligne rouge »

Ce mouvement de soutien sur les réseaux sociaux ne parvient toutefois pas à s’exporter dans la rue. En effet, pour les autorités tunisiennes, « l’Algérie est une ligne rouge », comme le rappelle le politologue Youssef Chérif. Vendredi 1er mars, des dizaines de manifestants en ont fait l’amère expérience. Alors qu’ils voulaient se rassembler sur les marches du théâtre municipal de Tunis en soutien aux mobilisations algériennes, la police antiémeute y a pris ses quartiers avec l’objectif d’interdire toute démonstration. Cette interdiction de facto était la seconde de la journée : quelques heures plus tôt, un sit-in devant l’ambassade d’Algérie avait lui aussi été interdit par le ministère de l’intérieur.

Ces mesures sont exceptionnelles dans la Tunisie post-Ben Ali. « C’est une atteinte à la liberté de manifester », dénonce Jawher Ben Mbarek, professeur de droit à la tête du mouvement citoyen Dostourna (« notre Constitution »). « L’interdiction de manifester est un précédent dangereux », renchérit Youssef Chérif, qui note cependant le faible nombre de participants mobilisés à Tunis. « Les Tunisiens connaissent assez peu la scène politique algérienne. La couverture médiatique en temps normal est épisodique et se limite au volet sécuritaire. En outre, l’absence de répression, jusqu’à présent, n’a pas créé de mouvement viral de solidarité », explique-t-il.

Pour Youssef Chérif, les forces politiques au pouvoir en Tunisie ne sont pas des chantres de la révolution. « Le président de la République et le chef du gouvernement représentent l’Etat profond pour lequel les bonnes relations de voisinage avec l’Algérie et la Libye sont nécessaires ». Cet « attentisme passif », comme l’a qualifié un journaliste du quotidien arabophone tunisien Assahafa, s’explique en grande partie par la peur de l’après, dans un pays déstabilisé à plusieurs reprises ces dernières années. Tunis s’interroge : que peut-il sortir de ce mouvement de contestation ? Y a-t-il un risque de scénario à la libyenne ? Quel impact sur l’économie et le tourisme ? Autant de questionnements qui nourrissent l’inquiétude.

« L’enthousiasme l’emporte »

Dans les médias et les réseaux sociaux, certains commentateurs avancent l’argument tant prisé de l’intervention étrangère et du plan de déstabilisation de la région pour profiter de ses richesses. Une analyse que Youssef Chérif relativise : « Les partisans de la théorie du complot négligent les problèmes économiques et sociaux antérieurs à la mobilisation. Ils allaient tôt ou tard conduire à une mobilisation. »

Ce sentiment ambivalent – entre soutien populaire et crainte d’une nouvelle déstabilisation – est formulé par la sociologue Hèla Yousfi sur Facebook. « Il est vrai que certains parmi nous, désabusés voire traumatisés par ce qui s’est passé dans tous les pays arabes après l’euphorie révolutionnaire, s’ils sont heureux de voir ce qui se passe en Algérie, sont aussi inquiets… Mais malgré tout, l’enthousiasme l’emporte. Cela va certainement être difficile pour les Algériens, comme cela l’a été et l’est toujours pour nous. Mais on continuera à y croire pour eux, pour nous et pour tous les peuples de la région, c’est le seul choix possible ! » La sociologue conclut en s’adressant aux Algériens : « Profitez de cet élan révolutionnaire et de l’euphorie qui va avec, c’est rare et précieux ! »