Manifestation à Alger, dimanche soir 3 avril, pour protester contre la candidature à un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. / RYAD KRAMDI / AFP

Aux manifestations des Algériens de France, elle ne participe pas. « Au nom de quoi serais-je légitime à me prononcer sur la politique intérieure algérienne, moi qui suis née en France et y vis ? », interroge Leïla Belhoumi, cadre de la fonction publique. Cette Francilienne chargée de projet en insertion a même longuement hésité avant de répondre aux questions du Monde Afrique, par crainte justement de n’être pas tout à fait autorisée à discuter du sujet.

Chez les Belhoumi, on est comme ça. Pas de prise de parole intempestive et beaucoup de réflexion. Pourtant, l’amour que cette fille de l’immigration a pour le pays de ses parents a fini par l’emporter. « Ce sont mes racines. Mes parents y sont en ce moment et je suis en lien permanent avec mes cousines qui vivent là-bas », ajoute celle qui reconnaît beaucoup « cliquer, regarder et écouter » pour ne rien manquer des événements.

Leïla Belhoumi ne s’appelle ni Lëila ni Belhoumi. Ce pseudonyme lui a été donné par le sociologue Stéphane Beaud qui a raconté sa vie et celle des siens dans La France des Belhoumi (La Découverte, 2018). Cette ­enquête ethnographique, fruit d’un travail de cinq années, suit sur quarante ans la trajectoire d’une famille immigrée algérienne installée en France en 1977.

« Comprendre la profondeur de la vague »

Une famille de huit enfants qui a vécu dans le quartier HLM d’une petite ville de province entre un père ouvrier du bâtiment – de ceux qui « ont un travail avec la pioche » comme il dit – et une mère obligée aussi de travailler pour que la famille s’en sorte. Le Monde, qui avait interrogé Leïla et sa sœur aînée Samira lors de la publication du livre pour raconter l’intégration silencieuse de cette famille, a eu cette fois envie de raconter « l’Algérie des Belhoumi ».

Dimanche 3 mars, jour de dépôt de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika, Leïla a installé son fils de 5 ans devant un dessin animé pour discuter plus tranquillement. Plus tôt le matin, elle avait appelé sa mère. Ses deux parents, 67 et 77 ans, sont « chez eux dans la région d’Oran jusqu’au 20 mars ». Ils ont fait construire une petite maison là-bas et aiment y passer un peu de temps chaque année. Cette fois, leurs semaines s’égrènent au fil des manifestations.

Depuis le début du mouvement, les coups de téléphone se multiplient entre la mère et les filles. « Pour se tenir au courant et comprendre la profondeur de la vague », explique Leïla, qui suit « l’analyse que font les cousines qui vivent là-bas, dans la région d’Oran, elles aussi ». « C’est d’ailleurs étonnant d’observer comment tout à coup leur parole s’est libérée. L’une d’elles, la trentaine, enseigne à l’université. Je la pressentais politisée, mais elle n’en parlait pas. Et puis, là, tout à coup, elle est devenue très présente sur les réseaux sociaux et n’assure plus ses cours à la faculté », observe Leïla, surprise de cette métamorphose qu’elle suit en direct. « Je crois que, comme beaucoup, elle avait honte de cette mascarade », soupire-t-elle.

Ses parents, eux, sont plus nuancés. « Maman craint vraiment le chaos. Nous avons vécu la décennie noire depuis la France, avec une partie de la famille dans l’armée. Plusieurs fois, un des frères de ma mère, mon oncle, a échappé de peu à des attentats. Même depuis la France, nous vivions au rythme des villages brûlés, de l’argent qu’il fallait envoyer. C’était dur. Alors je comprends que mes parents craignent le retour de cette période. Ils sont hantés par l’idée que l’Algérie suive le chemin de la Libye ou de la Syrie », raconte Leïla.

« On est dans une “mafia” »

Elle estime que le pays est coupé en deux. D’un côté, les plus de 50 ans, qui vivent encore avec les images des années de la guerre civile. De l’autre, les plus jeunes qui regardent vers le futur et veulent un avenir différent de ce que leur propose le clan au pouvoir. « Papa votera sûrement pour Bouteflika. Maman est partagée. On se répète au téléphone qu’il aurait dû préparer sa succession, mais on est dans une “mafia”, c’est le mot qui circule, insiste Leïla. Et le clan veut garder le pouvoir le plus longtemps possible… » La quarantenaire regrette cet état de fait, estimant que « Bouteflika pouvait partir avec un très beau bilan. Mais, maintenant, on ne sait plus du tout ce qui restera de lui. L’avenir est trop incertain, on ne sait pas comment ça va tourner ». Depuis leur maison, ses parents surveillent chacune des manifestations craignant « la bavure qui va faire tout basculer ».

Ce mouvement fait aussi découvrir à Leïla un pays que, de son propre aveu, elle « ne connaissait pas vraiment ». Si elle et ses sœurs passent quelques-uns de leurs étés là-bas, la mère de famille reconnaît qu’il est difficile de tout saisir sans y vivre. « L’été dernier, j’avais vraiment l’impression que le pays s’était ouvert sur le monde. On y trouvait bien plus de produits de consommation qu’avant. Les Chinois étaient là aussi et les constructions nouvelles qui changent le paysage poussaient un peu partout, se réjouit-elle, heureuse aussi de « voir des femmes de 35 ou 40 ans, pas mariées et sans enfants », preuve que la société bouge, même si à ce jour le politique n’a pas suivi.

Dans le microcosme de l’appartement des Belhoumi, en France, Leïla a grandi avec l’éducation comme levier d’émancipation. Surtout pour les filles de la famille, qui ont toutes cinq décroché un diplôme de l’enseignement supérieur et accédé à la classe moyenne, quand les trois frères, eux, sont restés un cran plus bas dans la hiérarchie sociale. A n’en pas douter, ce prisme explique que la quarantenaire s’arrête longuement sur les « carrières empêchées » de certains de ses cousins, qui « vivent de petits boulots ». Un échec fort de l’Algérie à ses yeux que ce très fort chômage des jeunes sur lequel l’Etat-providence pose quelques cataplasmes.