Un étudiant algérien manifeste contre le président Abdelaziz Bouteflika, à Alger, le 3 mars 2019. / RYAD KRAMDI / AFP

Tribune. En Algérie, les manifestations du 22 février et du 1er mars se révèlent d’ores et déjà remarquables et historiques. Elles sont massives, se déroulent sur tout le territoire national et n’ont été que marginalement réprimées – une première.

Le refus du cinquième mandat brigué par Abdelaziz Bouteflika, président depuis 1999, signe la longue fin d’un style de gouvernement qui perdure depuis 1962 et qui a pris plusieurs formes : autoritarisme sous Houari Boumédiène, appuyé par une politique de récupération des richesses nationales qui a donné à ce régime une image vertueuse ; « régime des généraux », politiquement erratique et économiquement caporalisé par les militaires, sous Chadli Bendjedid ; capitalisme sauvage et hautement corrompu sous Abdelaziz Bouteflika.

Ces régimes ont en commun une capacité répressive sans comparaison possible avec les forces qui les contestent. Le régime de Bouteflika n’y déroge pas, tout en adoptant des stratégies plus sournoises : laisser les journaux critiquer le pouvoir tout en leur fermant les portes de l’information, autoriser les caricatures les plus irrévérencieuses tout en réprimant sévèrement toutes autres formes d’opposition, qu’elles soient collectives ou individuelles. Ces régimes successifs ont fait de l’Algérie un pays démocratique de surface, avec pour principal moteur le mépris du peuple.

Maturation politique

Les manifestations actuelles résultent d’une lente maturation en dehors des canaux politiques conventionnels, car ceux-ci ont été obstrués par l’usurpation sans partage et les atteintes aux droits et libertés individuelles et collectives. Si les partis politiques en Algérie sont quasi mutiques, ce n’est pas faute de militants ou de convictions. Ils sont confinés dans les grandes villes du nord, ont été laminés par le puissant réseautage de la coalition au pouvoir, le Front de libération nationale (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND), avec l’appui d’une administration servile et partisane. Le Mzab, dans le sud du pays, en est une illustration parfaite : les deux partis d’opposition, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et le Front des forces socialistes (FFS), y ont été démantelés et leurs militants arbitrairement emprisonnés et jugés sous des motifs fallacieux.

La maturation politique actuelle est aussi le fruit de longues luttes dans les régions : celles pour la culture et la langue amazighes en Kabylie ; celles de la minorité mozabite ; celles du Mouvement des enfants du sud pour la justice (2003), dont les membres ont été réduits au silence et au terrorisme ; celles des chômeurs depuis 2011, notamment des militants de Ouargla qui subissent depuis des années la répression policière et judiciaire ; la résistance d’Adrar et de Béchar ; la protestation des habitants d’In Salah contre le gaz de schiste… Des luttes diverses et variées auxquelles il convient d’ajouter une myriade de contestations de « ces gens-là », ces laissés-pour-compte, ces exclus situés en dehors de « l’Algérie utile » mais qui ont réussi à briser le mur de la peur, sans pour autant être entendus par le régime, dont la logique est : contrôler, isoler et punir.

Algérie : cinq choses à savoir sur Abdelaziz Bouteflika

La majorité de ces contestations relèvent de plusieurs phénomènes sociologiques de fond. Parmi ceux-ci, l’épineuse question des générations. La « génération de novembre » a jusqu’à présent constitué le fondement de l’histoire monumentale à l’algérienne, pour laquelle la critique des gouvernants est rapidement associée à celle de « la révolution de novembre » (1954), et donc sujette aux punitions les plus discrétionnaires. Les manifestants de Khenchela, dans l’est, ont montré au monde entier que cet effet de miroir n’est plus possible en séparant le drapeau algérien de l’image de Bouteflika, qu’ils ont piétinée : dissociation en acte de « la génération de novembre » de celle de l’Algérie actuelle ; affirmation en acte de la montée de la nouvelle génération.

Si ce régime a pu se maintenir en parallèle de son appropriation de la rente, c’est parce qu’il a réussi dès le début des années 2000 à ressusciter et pervertir la structure des ‘ayan (conseils des sages), à s’appuyer sur les confréries, pénétrant plus profondément le tissu social dans le but de bloquer toutes les tentatives de dissidence, et, lorsque cela ne fonctionne pas, à brandir la menace du terrorisme. Depuis 1992 et le début de la « décennie noire », les Algériens ont à choisir entre le terrorisme et le régime.

Tour de passe-passe

Accompagnant l’islamisation rampante de la société et le conservatisme social, surtout à l’égard des femmes, les structures traditionnelles ont une certaine autorité sur la population. Celle-ci est cependant contrebalancée par des changements démographiques et l’usage des nouvelles technologies de communication, dont la proto-histoire est représentée par la télévision par satellite.

Leur croisement a permis à la population de s’ouvrir à la critique de manière éclatée, le plus souvent sur une base individuelle, et à compenser l’absence d’espace public (la rue étant interdite aux demandes collectives) par l’espace virtuel, autour duquel ont convergé les associations de jeunes telles que le Rassemblement action jeunesse (qui a créé sa propre radio en ligne en 2016), les blogueurs (sévèrement punis), les YouTubeurs (dont les premiers provenaient des quartiers populaires, à l’instar de Tarik Mammari, qui, dès 2012, brûla en direct sa carte d’électeur), les rappeurs et les supporteurs des équipes de football de la capitale, qui ont fait des stades les lieux de la protestation par excellence – ce sont leurs chants qui sont entonnés ces derniers jours dans les rues d’Alger et ailleurs en Algérie.

La montée en puissance des contestations populaires exprime la volonté d’un changement de relève et le souhait d’en finir avec la gérontocratie qui gouverne l’Algérie, comme avec les notables qui occupent les structures dites traditionnelles et représentent le principal instrument du régime et son interlocuteur privilégié. Le régime politique algérien, entendons « les généraux », ne peut plus utiliser le trope de la catastrophe imminente pour stopper les revendications de liberté et de justice sociale, lui qui est en train de récupérer les manifestations pour les transformer en demande de réformes de surface. S’il ne sévit pas aujourd’hui, c’est bien pour tenter d’établir un autre tour de passe-passe et endormir la vigilance des Algériens et la demande de profond changement politique qui émane de ces manifestations.

Si les Algériens ne veulent plus de cette « politique-là », s’ils ne veulent plus être gouvernés par une « photo » ou un « cadre », si les partis politiques ont montré leur impuissance à se fédérer, la grande inconnue reste l’armée. Certes, elle est fracturée de l’intérieur, et cela est manifeste dans la proposition insensée d’un cinquième mandat comme dans la surprenante candidature du général-major à la retraite Ali Ghediri. Trop d’intérêts sont en jeu – notamment la mainmise de ses membres sur l’économie et toutes les prérogatives qu’ils se sont octroyées depuis des décennies – pour qu’elle puisse maintenant se contenter d’être « au service du peuple », comme elle l’a si souvent soutenu. Ce peuple dans la rue l’a bien compris, qui s’attaque d’abord à Bouteflika et ses lieutenants en civil et se prête à rêver, ou peut-être à prétendre stratégiquement à sa « fraternité » avec l’armée. Cette autre dissociation nécessaire reste à faire. L’histoire nous dira quelle forme elle prendra.

Ratiba Hadj-Moussa est professeure de sociologie à York University (Toronto).

Notre sélection d’articles pour comprendre la contestation en Algérie

Depuis le 22 février, le mouvement de protestation le plus important des deux dernières décennies en Algérie a poussé des dizaines de milliers de personnes dans les rues pour exprimer leur opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, avant l’élection présidentielle prévue le 18 avril.

Retrouvez ci-dessous les contenus de référence publiés par Le Monde pour comprendre la crise qui traverse le pays :

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