Ruben Vardanyan à New York, le 10 mars 2015. / JEWEL SAMAD / AFP

La fête que Ruben Vardanyan a organisée pour célébrer la valorisation de sa banque à un milliard de dollars en 2007 est restée dans tous les esprits. Fort de son son succès, le patron de Troika Dialog, une banque d’investissement privée russe, avait transformé le parc de Kolomenskoye, à Moscou, en une féerie de châteaux gonflables, de mimes, de clowns… Mais la pièce de résistance était un concert privé donné par Prince. La star américaine avait été amenée en avion privé et avait séjourné avec son entourage dans un palace Hyatt cinq étoiles, avant de repartir pour Los Angeles. Coût de l’opération pour ce mini-concert, le seul que Prince ait donné en Russie : environ 2,3 millions de dollars (2 millions d’euros).

Le financement de cette fête démesurée est passé par le « lavomatic Troika ». Ce système a été révélé lundi 4 mars par l’association Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et le site internet d’investigation lituanien 15min.lt, en coopération avec 21 médias internationaux. Leurs informations viennent d’une fuite de données bancaires concernant 1,3 million de transactions entre 233 000 entreprises.

Le « lavomatic Troika », comme l’ont surnommé les journalistes, a existé entre 2006 et 2013. Il a permis de sortir de Russie au moins 4,6 milliards de dollars (4,1 milliards d’euros), dont une large partie d’argent sale. Troika Dialog avait mis en place un réseau de 75 entreprises enregistrées dans des paradis fiscaux, avec des comptes bancaires à Ukio, un établissement financier lituanien.

Le prince Charles parmi les bénéficiaires

Parmi les bénéficiaires de l’argent blanchi au « lavomatic Troika » se trouve notamment le prince Charles, révèle le Guardian, qui a fait partie du consortium de médias qui a mené l’enquête. L’une des associations caritatives de l’héritier au trône a reçu 200 000 dollars passés par ce système. Charles, qui ne se doutait de rien, a également reçu des donations de 1,5 million de livres (1,7 million d’euros) d’une association caritative de M. Vardanyan, pour restaurer un château sauvé de la ruine.

Le système de blanchiment a été utilisé dans le cadre de plusieurs grandes fraudes. La plus connue est l’affaire Magnitsky, du nom d’un avocat russe qui est mort en prison après avoir dévoilé une arnaque fiscale vidant le Trésor russe de 230 millions de dollars. Au moins 130 millions d’entre eux sont passés par le « lavomatic Troika », selon l’OCCRP. « Voilà le tuyau par lequel l’argent de la kleptocratie est passé pour aller de la Russie à l’Occident », confie au Guardian Bill Browder, un financier Américain qui enquête depuis des années sur la mort de M. Magnitsky, qui était son avocat.

Serguei Roldugin, un violoncelliste et ami de Vladimir Poutine, a aussi été un bénéficiaire de ce système de blanchiment. L’homme est connu depuis les « Panama Papers » – une autre fuite de données à laquelle l’OCCRP avait participé – qui avaient révélé son étonnante richesse. Soupçonné d’être un homme de paille du président russe, il a touché via le « lavomatic Troika » au moins 69 millions de dollars (61 millions d’euros). Parmi les étranges tours de passe-passe du système, deux entreprises associées à M. Roldugin ont signé, en l’espace de deux semaines, seize contrats qui ont immédiatement été annulés, apportant au musicien des frais de compensation de 11,6 millions de dollars.

« Je ne suis pas un ange »

Curieusement, les prête-noms utilisés pour les sociétés offshore montées par Troika Dialog sont des Arméniens pauvres, qui n’étaient au courant de rien. Armen Ustyan est l’un d’entre eux. Il vit dans un appartement non chauffé au nord de l’Arménie, et travaille parfois sur des chantiers à Moscou. Sa signature a été utilisée dans plusieurs documents du montage. Retrouvé par les enquêteurs, il affirme ne pas savoir comment son nom a pu être utilisé.

M. Vardanyan, le fondateur de la banque Troika Dialog, dément toute connaissance de ce montage. A quoi servait la constellation d’entreprises offshore créée par son établissement ? « Il s’agissait de services techniques fournis aux clients de Troika Dialog, dont je faisais partie. (…) Des pratiques similaires existent dans les banques étrangères. (…) On agissait suivant les règles des marchés financiers de l’époque », confie-t-il à l’OCCRP.

Il ajoute cependant cette intrigante explication : « comprenez-moi bien, je ne suis pas un ange. En Russie, vous avez trois voies : être un révolutionnaire, quitter le pays ou être un conformiste. Donc, je suis conformiste. Mais j’ai mes propres limites : (…) je n’ai jamais travaillé avec des criminels, je ne suis pas membre d’un parti politique. C’est pour ça que, même dans les années 1990, je me déplaçais sans garde du corps. J’essaie de me préserver. »

M. Vardanyan a dirigé Troika Dialog jusqu’en 2012, quand il l’a vendue à Sberbank, la première banque nationale russe. En Lituanie, la banque Ukio a été fermée en 2013 par le régulateur parce qu’elle ne respectait pas les règles financières.