Une mère avec ses deux filles à l’hôpital pour enfants Al-Sabah, à Juba, le 28 novembre 2018. / DR

Dans une grande pièce aux murs verts qui tient lieu de chambre commune, les mères, au chevet de leur nourrisson, attendent en silence la visite matinale du médecin. Cecilia est arrivée il y a quelques jours avec son garçon de 28 mois, dont le corps gonflé d’œdèmes dépasse à peine 10 kg. Le poids moyen d’un enfant d’un an bien portant.

La paix ne remplit pas les ventres. Derrière un apparent retour à la normalité, la malnutrition a gagné Juba, la capitale du Soudan du Sud. Au cœur de la ville, l’hôpital pour enfants Al-Sabah est le seul établissement du pays qui dispose d’un département dédié à la lutte contre la malnutrition aiguë sévère.

Présentation de la série : Soudan du Sud : sortir du chaos

« Je ne sais pas ce qui se passe », dit Cecilia, reconnaissant que le seul aliment qu’elle peut offrir à ses deux enfants est une bouillie de manioc. La jeune femme, originaire du nord du pays, a perdu son mari au début de la guerre. A côté d’elle, Julia a fait le chemin depuis la frontière avec le Kenya, à plus d’une quinzaine d’heures de trajet. « Ils n’avaient rien pour mon bébé là-bas », se justifie-t-elle. La plupart des enfants pris en charge par l’hôpital Al-Sabah souffrent, en plus de leurs insuffisances alimentaires, de maladies comme le paludisme ou la rougeole.

« La situation empire, constate Betty Ocheng, la nutritionniste du service, où le personnel se relaie 24 heures sur 24. Les femmes n’y arrivent pas. Elles sont souvent veuves et ont tout perdu avec la guerre. Nous soignons leurs enfants puis nous les voyons revenir. Une fois, deux fois, trois fois… Elles n’ont pas de jardin, pas de travail, et les prix des produits alimentaires ont flambé. La paix, pour l’instant, n’y a rien changé. »

Les enfants sont les premières victimes

L’an dernier, l’hôpital, accompagné par le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), a accueilli 927 enfants. Les courbes statistiques affichées sur le mur du bureau où se réunit le personnel soignant laissent augurer une hausse du nombre des admissions avec la période de soudure, quand les stocks agricoles de l’année précédente sont presque vides et qu’il faut attendre la prochaine récolte. Elles livrent aussi un sombre bilan, avec des taux de mortalité de près de 20 % certains mois. A l’échelle du pays, l’agence de l’ONU évalue à 1 million environ le nombre d’enfants malnutris.

Six mois après la signature de l’accord de paix entre le président Salva Kiir et les principaux groupes rebelles, le nombre de personnes souffrant de faim continue d’augmenter au Soudan du Sud. Dans un communiqué commun publié vendredi 22 février, l’Unicef, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM) estiment que plus de 7 millions de personnes pourraient se trouver en « insécurité alimentaire aiguë » d’ici au mois de juillet. Une situation qui, dans la classification des crises de l’ONU, nécessite l’acheminement d’aides d’urgence. La survie de plus de 60 % de la population sud-soudanaise serait ainsi dépendante de l’assistance humanitaire, soit 10 % de plus qu’à la même période il y a un an.

Pour 50 000 à 260 000 personnes, selon le soutien qui pourra ou non leur être apporté, les risques de famine ne sont pas écartés. En février 2017, le tout jeune pays, créé six ans plus tôt pour s’affranchir de l’autorité de Khartoum, avait été contraint de décréter une situation de famine dans l’Etat septentrional d’Unité, alors épicentre des combats et coupé de toute assistance extérieure. Le pire avait finalement pu être évité.

Les enfants sont les premières victimes des conséquences de la guerre civile qui, depuis 2013, a coûté la vie à près de 400 000 personnes et en a déplacé 4,5 millions d’autres, sur une population estimée de 13 millions. Plus de la moitié des déplacés ont fui dans les pays voisins : l’Ethiopie, le Kenya, l’Ouganda, le Soudan ou la République démocratique du Congo (RDC).

La production agricole s’est effondrée

La guerre a détruit les circuits agricoles. Les paysans ont abandonné leurs champs pour fuir les combats et les pillages. La production s’est effondrée, y compris dans les régions les plus fertiles du sud du pays, celles de la « ceinture verte », dans un premier temps restées à l’écart des affrontements entre les Dinka (l’ethnie du président Salva Kiir) et les Nuer (auxquels appartient son principal opposant, Riek Machar).

L’accord de paix adopté le 12 septembre 2018 a fait baisser le niveau de violence à travers le pays et amélioré l’accès à des zones jusqu’alors isolées, mais il reste des foyers de fortes tensions, comme l’Etat de Yeï, où les troupes gouvernementales s’opposent toujours au Front national du salut, du général Thomas Cirillo, non signataire de l’accord. « Yeï, c’est 20 % de la capacité de production céréalière du pays », souligne Pierre Vauthier, le représentant de la FAO au Soudan du Sud, ajoutant que dans les autres régions censées être revenues au calme, les paysans hésitent toujours à rentrer chez eux : « Les combattants n’ont pas été démobilisés, ils sont là et souvent livrés à eux-mêmes. »

Selon les calculs de la FAO, la production céréalière – principalement de sorgho et de maïs – couvrira seulement la moitié des besoins alimentaires cette année. « Le Soudan du Sud devrait être un pays exportateur de denrées agricoles. Il en a tous les atouts. Au lieu de cela, nous avons dû distribuer près de 5 000 tonnes de semences aux paysans, l’an dernier, pour leur permettre de sauver une partie des récoltes. Un record mondial », rappelle Pierre Vauthier.

Le coût du plan de réponse humanitaire élaboré par l’ONU est estimé à 1,5 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) pour 2019. La moitié concerne la lutte contre la faim et la malnutrition. Fin février, moins de 2 % des fonds avaient été collectés.

Sommaire de la série « Soudan du Sud : sortir du chaos »

Dans le plus jeune Etat du monde, ravagé par cinq ans d’une guerre civile qui a fait près de 400 000 morts et 4,5 millions de déplacés, l’accord de paix signé le 12 septembre 2018 n’a pas mis fin à la crise. En trois épisodes, Le Monde Afrique prend le pouls de ce pays fragile.

Présentation de la série : Soudan du Sud : sortir du chaos