L’avis du « Monde » – à voir

Quatre ans pour digérer une réalité, en extraire une fiction : Exfiltrés est très précisément situé dans le temps, aux premiers jours du mois d’avril 2015. Trois mois après le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, cinq mois avant ceux du 13 novembre, une femme part de Paris pour Rakka avec son petit garçon, à l’insu de son mari. C’est « l’histoire vraie » dont est tiré le scénario de Benjamin ­Dupas que promet la bande-annonce. A l’écran, cet envol vers le paradis sur terre qui tourne au voyage vers l’enfer prend la forme d’un récit découpé en épisodes à la fois prévisibles et redoutés, à la manière d’une série moderne – quelque part entre les angoisses paranoïaques de Homeland et les intrigues géopolitiques du ­Bureau des légendes.

Exfiltrés ne dissimule donc pas sa nature de divertissement fondé sur le suspense, même si ces termes heurtent quand on les juxtapose avec la réalité qui a servi de matériau. Pourtant, le film d’Emmanuel Hamon, premier long-métrage de fiction d’un réalisateur venu du documentaire, échappe à la futilité, grâce au sérieux d’un scénario qui offre aux comédiens la possibilité d’ancrer leurs personnages dans une époque, dans un lieu.

Le film ne dissimule pas sa nature de divertissement fondé sur le suspense, même si ces termes heurtent quand on les juxtapose avec la réalité qui a servi de matériau

Exfiltrés commence par un départ en vacances. Faustine (Jisca Kalvanda, découverte dans Divines), assistante sociale en banlieue, emmène son petit garçon, Boah, à Istanbul, pour quelques jours. Sylvain (Swann Arlaud) les accompagne à l’aéroport et ­consent à cette séparation destinée à donner un peu d’air à un couple qui de toute évidence vit en apnée.

Pendant ce temps, à la frontière turco-syrienne, Gabriel (Finne­gan Oldfield) travaille pour une ONG qui vient en aide aux réfugiés syriens. S’il se trouve à cet ­endroit, c’est pour vivre d’un peu plus près un conflit dont les formes numériques hantent ses nuits et ses jours. Parmi ses sources, il y a Adnan (Kassem Al Khoja), un militant démocratique qui réussit in extremis à fuir ­Rakka après avoir montré au monde des images de la domination de l’EI.

Ambiguïtés

Il se trouve que Sylvain est infirmier et que Patrice (Charles ­Berling), le chirurgien qui dirige son service, est le père de Gabriel. Il suffit que ce dernier accepte, pour plaire à son père, d’enquêter sur le sort de Faustine et Boah, que cette enquête lui fasse croiser le chemin d’Adnan pour que les fils du scénario soient tressés, et que la machine du film d’évasion se mette en marche, puisque les yeux de Faustine se sont dessillés peu de temps après son arrivée dans la capitale du califat.

La vraie guerre – la vraie vie, en général – rentre rarement dans des cases aussi nettement dessinées, mais ces conventions romanesques sont assez souples pour que les personnages se mettent à exister sous nos yeux. Faustine, au premier chef. On ne saura pas ce qui a lancé une assistante sociale de Seine-Saint-Denis sur une trajectoire aussi désastreuse, mais on devine (entre autres, lors d’une brève et saisissante séquence qui l’oppose à un autre ­djihadiste afro-descendant) qu’on ne peut réduire ce destin à une simple soumission pas plus qu’à la seule perversion.

« Exfiltrés » sort au moment où se pose la question du retour des hommes, des femmes et de leurs enfants partis pour la Syrie

Ces ambiguïtés (qui n’ont d’ordinaire pas de place dans les récits tournés vers l’action) se retrouvent aussi chez Gabriel, dont l’arrogance juvénile répond au sérieux et à l’engagement, ou même chez Adnan, déchiré entre son désir de repos et l’obligation de ­continuer un combat déjà perdu.

Enfin, le temps se révèle, dans sa puissance arbitraire, un allié de poids pour Exfiltrés. Le film sort au moment où se pose la question du retour des hommes, des femmes et de leurs enfants partis pour la Syrie. Sans prétendre y répondre catégoriquement, malgré les artifices de la fiction, Emmanuel Hamon et ses comédiens parviennent à injecter un peu d’humanité dans cette conversation.

EXFILTRES | Bande-annonce [Officielle] | 2019
Durée : 01:22

Film français d’Emmanuel Hamon. Avec Jisca Kalvanda, Finnegan Oldfield, Swann Arlaud, Charles Berling (1 h 43). Sur le Web : epithete-films.com/films/exfiltres