Mehdi Hakimi, qui travaille en Mayenne depuis 2006, nettoie ses outils après une césarienne sur une vache. / JEROME BLIN POUR « LE MONDE »

D’un coup de scalpel, Mehdi Hakimi incise de haut en bas, sur une cinquantaine de centimètres. D’abord la peau, puis trois couches musculaires et, enfin, le péritoine, membrane fibreuse qui recouvre l’abdomen. Un filet de sang coule sur le flanc rasé à nu de l’animal anesthésié, une Rouge des prés de quelque 800 kilogrammes, immobilisée contre le mur de pierre de la minuscule étable. « Ça sert plus à rien d’avoir des contractions, mémère », lance d’une voix douce le vétérinaire en enfonçant ses deux bras dans le corps massif de la vache, à la recherche de son utérus. A l’intérieur, un veau « petit mais trop rond des cuisses pour passer », confirme Mehdi Hakimi, qui exerce depuis dix-huit ans.

Voilà moins de trente minutes que l’éleveur d’un cheptel de soixante-dix vaches allaitantes de Vaiges (Mayenne) a appelé le cabinet de la commune pour prévenir du vêlage difficile. « Une césarienne peut créer de grosses souffrances pour l’animal, alors plus tôt on s’y prend, mieux c’est », résume Mehdi Hakimi, la blouse plastique vert amande maculée de sang. Les pattes du veau sont enfin sorties, mais il faudra toute la force de ce grand gaillard de 46 ans et de l’éleveur pour tirer le nouveau-né hors de la matrice maternelle. Au mois de mars, pic des naissances dans ce coin de pâturages verdoyants, Mehdi Hakimi peut réaliser jusqu’à six « obstétriques » en vingt-quatre heures.

L’éleveur s’occupe du nouveau-né, qui est en bonne santé. / JEROME BLIN POUR « LE MONDE »

Des déserts de soins

Dans les campagnes françaises, les médecins capables de réaliser ces opérations d’urgence sont de moins en moins nombreux. Sur les 18 500 vétérinaires que compte le pays, seuls 4 000 exercent encore « en rural », selon le président de l’ordre, Jacques Guérin. La plupart des professionnels se tournent de plus en plus vers « la canine », le soin des animaux de compagnie, devenu économiquement plus rentable et surtout moins contraignant pour la vie personnelle. Une pénurie qui pourrait s’empirer « d’ici cinq à dix ans », prévient Jacques Guérin, avec le départ en retraite d’une importante partie de ces professionnels, dont 44 % ont plus de 50 ans.

Déjà, certaines régions connaissent une carence de vétérinaires, qui crée des déserts de soins. Dans l’Oise, le nord de l’Indre ou encore en Corrèze, des éleveurs se retrouvent sans solution d’urgence pour leur cheptel. « Après 23 heures, il n’y a plus de vétos de garde entre Marseille et Gap », soit 180 kilomètres et deux heures de route, déplore Pierre Romantzoff, 62 ans, installé dans les Hautes-Alpes. A Sarlat (Dordogne), où on peine à trouver des spécialistes pour les élevages aviaires, le périmètre d’action des vétérinaires est désormais de 50 kilomètres, contre une vingtaine voilà encore quinze ans.

C’est que la profession subit de plein fouet la crise de l’élevage français. La baisse du nombre d’exploitations a souvent fait augmenter les distances à parcourir. Face à la chute des prix de la viande et du lait, les paysans ont dû rogner sur tous leurs coûts. Mieux formés sur le plan sanitaire, beaucoup minimisent autant que possible l’intervention des vétérinaires. « Aujourd’hui, le véto est le pompier qu’on appelle en dernier recours », déplore David Quint, qui exerce depuis quinze ans en Haute-Corrèze. « On ne vit pas avec un client qui n’a besoin de nous qu’une fois par an. »

La césarienne durera près d’une heure et demie, au total. / JEROME BLIN POUR « LE MONDE »

« Travailler comme un forçat »

Toutes ces difficultés peinent à rendre le métier attractif, surtout dans les zones rurales isolées, qui n’attirent plus les jeunes praticiens. « J’ai des confrères qui font dix ans sans prendre un seul jour de vacances », regrette Jacques Guérin, président de l’ordre des vétérinaires. « Plus personne ne veut travailler comme un forçat, et c’est normal », résume Laurent Perrin, qui travaille dans le sud de l’Indre. Mais là où les jeunes médecins reçoivent des compensations financières pour s’installer, certains vétérinaires regrettent un « manque de soutien de la part du ministère de l’agriculture ».

« Un vétérinaire qui rend la blouse, c’est toute une pyramide qui s’effondre »

Jamais, pourtant, leur métier n’a été autant à la croisée d’exigences sociétales : aménagement du territoire, emploi, écologie, risque sanitaire, bien-être animal, qualité de l’alimentation… « Avec mon métier, je fais vivre une laiterie à Valençay et un abattoir local qui fournit la viande de la cantine scolaire. Un vétérinaire qui rend la blouse, c’est toute une pyramide qui s’effondre », insiste Laurent Perrin, avant de dénoncer « l’hypocrisie » qui « prône les circuits courts sans se donner les moyens de les conserver ».

La dernière épidémie de grippe aviaire dans le Sud-Ouest, en 2018, a montré la réactivité de ce réseau de veille sanitaire « qui ne coûte rien à l’Etat », rappelle David Quint. Devant l’ampleur de l’influenza, il a fallu faire venir des confrères d’autres départements. Que se passera-t-il si le maillage vétérinaire devient trop lâche pour repérer une nouvelle épidémie ? « La bonne volonté ne tiendra pas éternellement », prévient Laurent Perrin, qui espère une « meilleure reconnaissance de ce service public sanitaire ».

« On doit se remettre en question »

Les vétérinaires ruraux doivent se déplacer avec tout leur matériel. / JEROME BLIN POUR « LE MONDE »

En Mayenne, où le tissu d’élevages reste encore assez dense, on n’a pas attendu le pire pour réagir. Collectivement, les vétérinaires de la région ont « mis à plat les difficultés et cherché ensemble des solutions », explique Mehdi Hakimi, président du groupement technique vétérinaire du département. Des partenariats ont été mis en place avec deux des quatre écoles de vétérinaires – Nantes et Maisons-Alfort, en région parisienne. Au cours de leur cinquième année, les élèves viennent passer une semaine dans les cabinets du département pour « casser les stéréotypes du rural isolé et moribond ». « Tant qu’il y a des stagiaires, il y a de l’avenir », résume Mehdi Hakimi, arrivé lui-même en 2006 dans la région.

C’est par un de ces stages que Clémence Bée, sortie d’école en 2013, s’est installée à Meslay-du-Maine, à une trentaine de kilomètres de Laval. A 30 ans, cette fille d’une pharmacienne et d’un traiteur, qui n’avait « aucun lien avec le monde rural », s’agace d’entendre certains confrères mettre la pénurie de vétérinaires ruraux sur le compte d’une féminisation de la profession. Quand, en 1975, les femmes comptaient pour 5,6 % des effectifs vétérinaires, elles représentent aujourd’hui plus de 75 % des professionnels de moins de 30 ans. « On entend que la rurale est trop physique pour les femmes, mais c’est un cliché », affirme Clémence Bée. Dans son cabinet, exclusivement dédié aux animaux de ferme depuis septembre, quatre des six vétérinaires sont d’ailleurs des jeunes femmes. 

C’est sur tablette que le parcours de chaque vache est répertorié

Entre les rendez-vous, tous communiquent par la messagerie instantanée Slack. C’est sur tablette que le parcours de chaque vache est répertorié. « Il faut accepter que la profession change. Avant le véto était le notable du coin, sa parole valait de l’or. Aujourd’hui, on doit se remettre en question, innover pour qu’on continue à faire appel à nos compétences », dit-elle avant d’entamer une visite de contrôle des chaleurs d’un petit troupeau d’Holstein – un des nouveaux services de suivi proposés aux éleveurs avec qui elle travaille, pour rentabiliser leur activité.

Le contact avec les éleveurs s’est renforcé, selon Mehdi Hakimi, qui rappelle combien les vétérinaires se retrouvent souvent « en première ligne » face à la détresse des paysans. / JEROME BLIN POUR « LE MONDE »

« L’idée, c’est d’accompagner mieux la filière pour la faire progresser », résume Mehdi Hakimi. Lui qui avait été formé « à l’ancienne » a dû aussi « réapprendre son métier ». Fini les consultations de trente minutes maximum, où « on arrosait d’antibiotiques pour être sûrs de couvrir les besoins ». Il faut se former à des nouvelles techniques, comprendre les besoins des éleveurs qui souffrent d’être « accusés de tous les maux, souvent par méconnaissance de leur métier ». En trois ans, les prescriptions d’antibiotiques aux animaux ont baissé de 30 % à l’échelle nationale, soit un tiers de plus que ce qui était requis par le plan gouvernemental.

Reste que l’activité des vétérinaires a un coût. Ce matin de mars, deux cents euros d’honoraires pour la césarienne pratiquée sur la Rouge des prés. « Les gens ne comprennent pas le prix de la santé, tellement ils sont habitués à ne rien payer pour les humains », regrette Mehdi Hakimi. « A part les pompiers, je ne vois pas d’autres professions qui se déplacent en quinze minutes en campagne. »

A ses côtés, l’éleveur acquiesce : « Les animaux sont mieux soignés que les humains, ici. » « Mieux non, mais plus vite certainement », répond le vétérinaire, qui voit parfois des clients en sang débarquer dans son cabinet pour se faire poser des points de suture. A Vaiges, deux des quatre médecins ont annoncé leur départ au 1er août. « Il y a pourtant encore de la vie dans notre belle campagne », sourit Mehdi Hakimi.