« Edmonde », de Dominique de Saint Pern est publié chez Stock. / STOCK

LES CHOIX DE LA MATINALE

L’Histoire s’invite dans notre sélection hebdomadaire, avec une épopée dans la Russie rurale à la veille de la révolution bolchevique – réédition d’un grand roman russe du XXsiècle, un essai sur l’esclavage au Moyen Age, le dernier roman d’Avraham B. Yehoshua, qui prend prétexte des symptômes de démence sénile d’un vieux bourgeois de Tel-Aviv pour évoquer l’amnésie de la société israélienne, et une biographie romancée d’Edmonde Charles-Roux.

ROMAN. « La Colombe d’argent », d’Andreï Biély

La Colombe d’argent, écrit en 1908, est le premier roman du symboliste russe Andreï Biély (1880-1934). Il porte à l’incandescence les thèmes familiers d’une tradition qui mêle fiction et réflexion philosophique sur la spécificité russe.

Son protagoniste, l’étudiant moscovite Darialski, passionné de poésie grecque, s’égare dans une bourgade lointaine où il délaisse, pour son malheur, Katia, sa jeune fiancée issue d’une famille nobiliaire en décomposition, et s’accouple à la servante Matriona, sorte de prostituée sacrée, membre d’une secte paysanne, mi-païenne mi-chrétienne, qui sévit dans la contrée et que dirige un menuisier manipulateur et chamane, Koudeïarov.

Le décor rural sur lequel Biély porte aussi un regard d’ethnographe se teinte des incendies volontaires, des grèves et des meetings clandestins qui minent un empire tombant en capilotade, où les hiérarchies sociales se défont à la veille de la guerre mondiale et de la révolution bolchevique. C’est l’un des plus grands romans russes du XXe siècle, placé sous l’inspiration de Gogol. Nicolas Weill

« La Colombe d’argent » (Serebrianyi Goloub), d’Andreï Biély, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Noir sur blanc, 452 p., 21 €.

HISTOIRE. « Les Fils de Canaan », de Sandrine Victor

Qui entend aujourd’hui le mot « esclave » pense d’abord à l’esclave antique ou à l’esclave noir des plantations de coton américaines. L’esclave médiéval, lui, fait figure d’inconnu pour plusieurs raisons que le nouvel ouvrage de Sandrine Victor met magistralement en lumière. L’historienne y contredit l’idée, chère à Georges Duby (1919-1996), d’une dilution de l’esclavage antique dans le servage. Elle observe plutôt une généralisation et une gradation de la dépendance personnelle.

Le serf et l’esclave partagent en effet le caractère héréditaire de leur statut, la privation de leur personnalité juridique et l’exclusion de la sphère politique et sacrée. Mais, à la différence du serf, l’esclave est la propriété du maître, un objet sur lequel s’exerce un pouvoir de domination absolue, violente. L’esclavage médiéval n’est d’ailleurs pas un phénomène résiduel et minoritaire. Il est partout. En ville, à la campagne, dans les terres septentrionales comme sur l’ensemble du pourtour méditerranéen, plus encore dans les terres d’islam.

En rappelant ainsi la figure de l’esclave médiéval, Sandrine Victor identifie un chaînon manquant indispensable pour expliquer non seulement le succès, à l’époque moderne, de la traite négrière, mais également la persistance du phénomène sur la très longue durée, jusqu’à aujourd’hui. Marie Dejoux

« Les Fils de Canaan. L’esclavage au Moyen Age », de Sandrine Victor, Vendémiaire, « Retour au Moyen Age », 216 p., 22 €.

ROMAN. « Le Tunnel » d’Avraham B. Yehoshua

Le nouveau roman de l’Israélien Avraham B. Yehoshua raconte l’histoire de deux bourgeois vieillissants qui évoluent dans le décor de la moderne Tel-Aviv : Zvi Louria et sa femme Dina, 73 et 64 ans. Zvi a derrière lui une carrière brillante comme ingénieur des Ponts et Chaussées. Mais, depuis quelque temps, il se met à éprouver des symptômes de démence sénile et peine à se souvenir de sa propre adresse. Dangereuse amnésie qui symbolise celle qui menace une société israélienne, trop facilement bercée par la marginalisation du conflit avec les Palestiniens qu’imposent les bouleversements régionaux.

Zvi sera d’ailleurs amené à concevoir un tunnel qui empêchera l’expulsion d’une famille palestinienne installée dans le désert du Néguev. Bon connaisseur de l’histoire et de la tradition juives, autres oubliées des Israéliens séculiers d’aujourd’hui qui les rejettent en bloc, Yehoshua ponctue son récit d’allusions mystiques. L’image du tunnel évoque ainsi ceux qui, dans les légendes hassidiques, sillonnent mystérieusement le monde et permettent aux Justes d’arriver à pied sur la terre d’Israël en provenance de la Russie ou de la Pologne. Ici, la mystique du tunnel ne débouche pas sur la conquête de territoires mais sur une possible réconciliation avec l’adversaire. N. W.

« Le Tunnel » (HaMinahara), d’Avraham B. Yehoshua, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, Grasset, « En lettre d’ancre », 432 p., 22,90 €.

ROMAN. « Edmonde », de Dominique de Saint Pern

« Jeunesse se passe hélas bien vite », écrit Edmonde Charles-Roux en février 1944 à sa mère. Elle a 23 ans, et a pu constater depuis le début de la guerre comme cet adage dit vrai, tant elle a affronté d’événements et assisté à l’effondrement de son monde. Sans jamais flancher, ni renoncer à ses amitiés avec le gotha.

La fille d’ambassadeur a été blessée à Verdun alors qu’elle s’était engagée comme infirmière ; alors qu’elle est promise au prince italien Camillo Caetani, son grand amour, celui-ci a été tué sur le front albanais en décembre 1940 ; et elle a vu son père, passé par Vichy, prendre conscience du désastre de la collaboration. A cela, il faut ajouter que sa sœur Cyprienne est mariée à un aristocrate italien fasciste, que son frère Jean rejoint les gaullistes en Afrique du Nord. Elle-même fait du renseignement pour la Résistance…

Ainsi va la vie dans les années 1940 pour Edmonde Charles-Roux (1920-2016), qui fut journaliste, rédactrice en chef de Vogue entre 1954 et 1966, prix Goncourt pour son premier roman, Oublier ­Palerme (Grasset, 1966), épouse du maire de Marseille Gaston Defferre, membre de l’académie Goncourt à partir de 1983…

Choisissant le mode du roman biographique, qui lui permet d’imaginer (en s’autorisant quelques effets un peu excessifs) les pensées de ses personnages ou le déroulement exact de scènes, Dominique de Saint Pern retrace avec talent cette période 1938-1945 vécue par Edmonde et les siens dans un mélange « de frivolité, de chagrins et de dangers ».

Edmonde est le premier des deux tomes que l’auteure va consacrer à ce « personnage inouï », selon le mot de Manuel Carcassonne, patron de Stock. Raphaëlle Leyris

« Edmonde », de Dominique de Saint Pern, Stock, 416 p., 21,50 €.