Comment éviter le fiasco de 2016, lorsqu’il avait fallu des mois après l’élection présidentielle états-unienne pour comprendre avec quelle facilité les agences de propagande russes avaient utilisé les réseaux sociaux pour diffuser leurs messages ? C’est, en substance, la question que se posent aussi bien la Commission européenne et les gouvernements de l’Union européenne que Facebook et Google, à quelques semaines des élections européennes.

Depuis 2016, gouvernements et réseaux sociaux ont pris des mesures pour tenter de compliquer la tâche des organes de désinformation. Facebook comme Twitter ont investi dans leurs outils de détection de faux comptes, et annoncent régulièrement le démantèlement de groupes de comptes agissant de manière coordonnée et trompeuse.

Certains gouvernements, dont la France, se sont dotés de nouveaux textes sur la désinformation en période électorale – dont l’efficacité reste à prouver. L’un des outils utilisés par les agents de propagande de la Russie en 2016 continue d’être largement utilisé de manière peu transparente : les publicités politiques ciblées sur les réseaux sociaux, en premier lieu Facebook. Au Royaume-Uni, de très importantes sommes continuent d’être investies par les grands partis, mais aussi par des groupes dont l’identité réelle est inconnue, pour faire la promotion du Hard Brexit ou de la demande d’un nouveau référendum. En Irlande, comme en Allemagne ou en Italie, les scrutins de ces deux dernières années ont vu se multiplier les publicités politiques ciblées.

Les règles encadrant la publicité électorale varient d’un pays européen à l’autre

Ces publicités sont bon marché, peu visibles des observateurs extérieurs et peu traçables, et permettent d’adresser des messages personnalisés à des segments de l’électorat sur les réseaux sociaux. Elles sont donc plébiscitées par de très nombreux partis politiques et groupes d’influence. Leur encadrement est très variable d’un pays à l’autre : elles sont globalement interdites en France pendant les périodes électorales, mais autorisées en Allemagne sous conditions, et ne sont quasi pas encadrées dans plusieurs autres pays de l’Union.

Elles posent de nombreux problèmes de transparence : en Irlande, la campagne de 2017 pour le référendum sur le droit à l’avortement a été émaillée par la publication de nombreuses publicités ciblées hostiles à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), dont un grand nombre émanait du Royaume-Uni et des Etats-Unis. Dans la dernière ligne droite de la campagne, Google et Facebook avaient pris la décision, sans précédent, de couper les publicités postées depuis l’étranger.

« Cela a fonctionné », explique Craig Dwyer, du collectif Transparent Referendum Initiative, qui collectait les publicités politiques durant la campagne. « Après la mise en place de cette règle, nous n’avons pas recueilli de nouvelles publicités financées par des groupes étrangers. Cela a clairement amélioré la situation. » Sans être une panacée, non plus :

« Certaines publicités ont déserté YouTube et les services de Google, mais nous les avons retrouvées dans d’autres régies publicitaires, et nous avons continué à les voir sur des sites d’information. »

Des archives publicitaires utiles, mais insuffisantes

Facebook ne compte pas reproduire cette mesure pour les élections européennes. « Nous avons une approche basée sur un calcul des risques et des bénéfices ; il peut y avoir des citoyens vivant à l’étranger qui souhaitent légitimement participer à la campagne », explique Nathaniel Gleicher, le responsable de la sécurité de Facebook, interrogé par Le Monde lors d’une conférence de presse en ligne.

« Dans le contexte d’une élection européenne, il n’est pas si simple de définir ce qui est “étranger”. Nous cherchons à sanctionner les mauvais acteurs tout en prenant garde de ne pas censurer les discours démocratiques légitimes. »

Facebook considère que son système d’archives de publicités politiques, qui sera mis en place dans l’ensemble de l’Union en mars, permettra de découvrir et de contextualiser les publicités d’origine étrangère. Mais si les « archives publicitaires » promises par Facebook sont une réelle avancée en termes de transparence, elles sont loin d’être une solution miracle. Une enquête du site américain Pro Publica a montré, en novembre 2018, que l’industrie pétrochimique était parvenue, sans grandes difficultés, à contourner les outils de transparence de Facebook, déjà en place aux Etats-Unis, pour mener une dizaine de campagnes sur le réseau social par l’utilisation de pages prête-noms, comme Energy4US. Au Royaume-Uni, où cet outil est déjà en place, au moins deux sites pro-Brexit ont pu dépenser plus de 200 000 euros en publicité politique au Royaume-Uni, depuis un an, dans un total anonymat.

La mise en place de ces outils de transparence a également été vivement critiquée par les associations et médias qui menaient, depuis plusieurs mois et années, des projets de collecte et d’analyse des publicités sur Facebook. En effet, des modifications apportées par Facebook à son infrastructure technique, en préparation, selon le réseau social, de la mise en place de ses archives en Europe, ont « cassé » les outils plus artisanaux utilisés par ces ONG. Et ce alors que l’outil de Facebook souffre, selon ces organisations, de certaines limites. « Si l’outil déployé en Europe est le même qu’aux Etats-Unis, il risque de souffrir de deux problèmes que nous avons identifiés, explique Richard Tofel, de Pro Publica. Il ne détecte pas certaines publicités politiques, et il ne dévoile pas tous les critères de ciblage utilisés, ce qui est critique dans ce contexte. » L’outil en place aux Etats-Unis et au Royaume-Uni donne une idée générale de la démographie qui a été visée (hommes, femmes, âge, etc.) mais n’affiche pas les mots-clés spécifiques utilisés par l’annonceur.

Des publicités politiques passent à travers les mailles du filet

Les mêmes reproches peuvent être faits à l’outil de transparence de Google, par ailleurs nettement moins complet que celui de Facebook, puisqu’il ne comprend que les publicités électorales et pas celles touchant aux sujets de société, et qui doit être déployé en Europe à la fin de mars – une date jugée par ailleurs très tardive, un mois environ avant le vote. Les deux entreprises ont expliqué que l’introduction de ces outils en Europe n’était pas une simple mise à jour technique, mais nécessitait aussi un travail d’identification des publicités « politiques », d’autant plus complexe que les messages analysés sont écrits dans de nombreuses langues. Le 4 mars, Google a d’ailleurs annoncé qu’il serait dans l’impossibilité de se mettre en conformité avec une nouvelle loi canadienne sur la transparence des publicités, et qu’il préférait suspendre totalement les publicités politiques dans le pays, où des législatives sont prévues en octobre.

Google comme Facebook ont recours à des systèmes automatisés pour déterminer quelles publicités sont « politiques » – un travail qui n’est pas si simple, reconnaît M. Tofel. L’entreprise a utilisé les retours de bénévoles pour identifier les publicités politiques, ce qui a généré « quelques faux positifs », des publicités identifiées à tort comme politiques, mais « beaucoup moins de faux négatifs » – des publicités politiques passant à travers les mailles du filet – que l’outil de Facebook.

Des lois inadaptées dans de nombreux pays

En attendant la mise en place de ces outils, certains responsables politiques sont montés au créneau contre les réseaux sociaux, et plus particulièrement Facebook, qui a fait l’objet de très vives critiques au Royaume-Uni. Dans son rapport final, publié le 18 février, la commission d’enquête parlementaire britannique sur la désinformation souligne que des informations promises par Facebook sur l’identité d’un important annonceur politique anonyme ne lui ont toujours pas été transmises. « Un nouvel exemple de la mauvaise foi de Facebook », écrivent les députés, qui demandent dans leur conclusion un encadrement beaucoup plus strict du réseau social, mais aussi des lois plus dures sur le financement de la vie politique au sens large.

Car si la législation française est très protectrice, dans plusieurs pays de l’Union européenne, les problèmes constatés en ligne sont aussi le pendant de lois très permissives et mal adaptées au numérique. En Italie, par exemple, le texte qui interdit aux candidats de s’exprimer dans la toute dernière ligne droite des élections n’a jamais été mis à jour pour inclure le Web. Le jour du vote, les candidats ne peuvent pas s’exprimer dans les médias, mais peuvent tout à fait légalement publier des messages sur leur compte Twitter ou Facebook.

Personne ne semble avoir très envie de moderniser la loi italienne, regrette Daniele de Bernardin, de l’observatoire civique de la politique italienne Openpolis, qui milite pour davantage de transparence, d’autant plus que « le Mouvement 5 étoiles et la Ligue, qui se partagent le pouvoir actuellement, sont les deux partis qui ont le plus tiré parti des réseaux sociaux ». La question est cependant loin d’être un problème partisan, conclut-il : « On ne peut pas laisser quelques grands acteurs économiques réguler eux-mêmes notre vie démocratique. Un code de conduite non contraignant comme l’a mis en place l’Union européenne ne peut pas suffire. »