« Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? », s’étonnait, faussement ingénue, Linda Nochlin dans un article publié sous ce titre dans la revue Artnews en 1971. Une des réponses, c’est qu’on n’a pas su les regarder. Une autre, c’est que l’histoire de l’art est trop souvent écrite par des hommes. Une troisième, c’est que les écoles des beaux-arts étant des lieux de perdition, il n’était pas question d’y envoyer sa fille…

C’est pourquoi l’ouvrage que­ ­Carole Blumenfeld consacre à Marguerite Gérard (1761-1837), issu d’une thèse soutenue en 2011, est bienvenu à plus d’un titre. Celle qui ne fut longtemps considérée que comme la version picturale des « bas-bleus », ainsi que les mâles du siècle suivant nommaient fort peu élégamment les femmes de lettres, ou pis, comme la simple belle-sœur de Jean-Honoré Fragonard, auprès duquel elle se forma – ce qui répond, pour son cas, à la troisième hypothèse –, apparaît pour ce qu’elle fut, une artiste qui commença une carrière brillante, puis lucrative, sous le règne de Louis XVI pour l’achever sous celui de Charles X, traversant sans trop d’encombre la tourmente révolutionnaire et les aventures de l’Empire.

Gentiment grivoises

L’un des intérêts de ce livre, c’est qu’il dépasse le seul genre, souvent austère, néanmoins indispensable, du catalogue raisonné. L’auteure replace son sujet dans un contexte complexe et méconnu, qu’elle analyse avec maestria. On ajouterait volontiers, avec finesse, si on ne craignait de passer pour sexiste… Un chapitre savoureux montre ainsi comment les nouveaux riches d’alors, ceux-là mêmes qui spéculèrent sur la monnaie à l’occasion du trop fameux système de Law, comprirent très tôt que l’agiotage pouvait aussi s’appliquer au marché de l’art, notamment par la manipulation des cotes lors de ventes aux enchères (certains naïfs imaginent que la chose est récente…), ce qui les rendit riches, et Marguerite Gérard aussi, par la même occasion.

Elle peignait dans le goût de la peinture hollandaise du XVIIe siècle des œuvres précises, « léchées », délicieusement allusives et gentiment grivoises. La France du XVIIIe siècle ayant vu la bourgeoisie, sinon gagner ses lettres de noblesse, du moins triompher économiquement puis politiquement – la révolution de 1789 fut, rappelons-le, d’après Albert Soboul, une révolution bourgeoise –, et la première bourgeoisie du monde étant née aux Pays-Bas, elle sut jouer de cet engouement et faire son beurre de La Laitière de Vermeer et plus encore des tableaux ambigus de Ter Borch. Un univers où les amants font semblant de se refuser l’un à l’autre tandis que leurs chiens copulent. Ou lisent des lettres dont le contenu vaudrait sans doute de nos jours la porte au journaliste qui les aurait tweettés…

EDITIONS GOURCUFF GRADENIGO

Marguerite Gérard, 1761-1837, de Carole Blumenfeld, éd. Gourcuff Gradenigo, 208 p., 49 €.