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« Je pensais encore il y a peu que les Arts déco, c’était seulement un musée », avoue, amusée, Anna Gevorgyan. En ce matin de février, la lycéenne en bac pro métiers de la mode travaille dans l’atelier gravure de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad), à Paris. Elle dessine avec de l’encre épaisse et noire sur des plaques de métal, qu’elle passe ensuite sous presse. A côté d’elle, Axel, Athena, Léa s’affairent autour de la grande table recouverte de cartons.

Ils sont 31 lycéens, venus de toute la France et de toutes les filières, à participer à ce stage « égalité des chances » organisé par la Fondation Culture & diversité. Une préparation intensive aux écoles d’art où, pendant cinq jours, se côtoient élèves de terminale en bac pro STD2A ou voie générale option arts plastiques, dans une ambiance proche de la colonie de vacances. Ils logent tous à l’auberge de jeunesse et enchaînent les visites de musées, les travaux en atelier, les rencontres avec des artistes…

Axel Marie, en terminale L option arts plastiques, vient de Caen : « Je vis seul avec ma mère, je n’aurais pas pu venir une semaine comme ça si ce n’était pas pris en charge. Je voudrais être artiste, mais je me sentais assez seul jusqu’à présent. Là, je vois qu’il y a des gens qui peuvent m’aider. »

Si ce stage constitue le point d’orgue du programme « égalité des chances » de la fondation créée en 2006 à l’initiative de Marc Ladreit de Lacharrière, patron de Fimalac, il n’en est qu’une étape. En amont, une phase d’information sur les écoles d’art et de design a lieu dans les lycées REP (réseau d’éducation prioritaire) partenaires. En aval, la fondation octroie des bourses pour le passage des concours, des aides au logement ou à l’achat de matériel pendant les études, et poursuit l’accompagnement jusqu’à l’insertion professionnelle. Neuf écoles d’art participent à ce programme, et la fondation a aussi mis en place ce dispositif dans douze autres écoles (théâtre, architecture, cinéma, patrimoine).

« La majorité d’entre nous vient d’un milieu très bobo, avec un capital culturel assez élevé. Nous sommes quasiment tous blancs. Ce manque de diversité produit forcément un entre-soi artistique appauvrissant », un élève de la Haute Ecole des arts du Rhin, à Strasbourg.

Plus de 18 000 jeunes issus de l’éducation prioritaire ont été sensibilisés depuis treize ans, dont 1 700 ont été plus spécifiquement accompagnés et 700 ont réussi un concours. Florence Lafargue, en troisième année aux Arts déco, en fait partie et encadre aujourd’hui les lycéens du stage. « Je ne serais jamais entrée à l’Ensad sans ce dispositif, dit-elle. Mon dossier artistique aurait été beaucoup trop naïf. Sans compter l’aide financière reçue pour passer les concours. »

Culture & diversité tente ainsi d’ouvrir un peu plus grande la porte de la cinquantaine d’écoles d’art publiques. Face à l’engouement que suscitent ces études, il y a aujourd’hui embouteillage à leur entrée, comme le note une enquête réalisée pour le séminaire régional de l’European League of Institutes of the Arts (ELIA), qui se tient à Nantes du 13 au 15 mars. Si les écoles recrutent un candidat sur trois en moyenne en première année, la sélection est bien plus drastique dans les établissements les plus prestigieux : 3,5 % à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, 7 % à l’Ecole nationale supérieure de création industrielle (Ensci ), 8 % aux Beaux-Arts de Paris, 15 % à Nantes.

Face à cet écrémage, la classe préparatoire fait de plus en plus figure de passage obligé : 65 % des élèves de première année en école d’art publique sont passés par une prépa, selon l’étude réalisée pour le séminaire ELIA. Il existe plus de 270 programmes préparatoires aux écoles d’art et d’arts appliqués. Leur coût varie de 0 à 9 000 euros, selon leur statut. Autre phénomène : l’ensemble des prépas sous tutelle du ministère de la culture accueille près de 500 élèves, celles sous tutelle du ministère de l’éducation nationale près de 250, quand les deux grandes prépas privées, Prep’Art et l’Atelier de Sèvres, rassemblent entre 500 et 700 étudiants chacune. Résultat ? En 2018, sur les 81 admis aux Beaux-Arts de Paris, 17 venaient de l’Atelier de Sèvres. Ils étaient 15 sur 74 aux Arts déco, 12 sur 40 à Nantes, 31 sur 104 à Saint-Etienne…

« Nous arrivons à une homogénéisation des profils, regrette Pierre-Jean Galdin, directeur de l’Ecole des beaux-arts de Nantes - Saint-Nazaire. Dans mon école, près de 9 étudiants sur 10 sont passés par une prépa et 65 % viennent d’Ile-de-France. » Le taux de boursiers moyen, lui, tourne autour de 40 %, mais tombe à 23 % dans les écoles les plus prestigieuses. Une situation que déplorent certains étudiants. « La majorité d’entre nous vient d’un milieu très bobo, avec un capital culturel assez élevé. Nous sommes quasiment tous blancs. Ce manque de diversité produit forcément un entre-soi artistique appauvrissant », analyse un élève de la Haute Ecole des arts du Rhin (HEAR) à Strasbourg.

A l’Ecole des beaux-arts de Nantes. / Valery Joncheray

Un effet Parcoursup

Comment en est-on arrivé là ? Côté écoles d’arts appliqués, les effets conjoints de la suppression des mises à niveau en arts appliqués (Manaa), remplacées par le diplôme national des métiers d’arts et du design (DNMADE), et la mise en place de Parcoursup ont fait encore monter la pression.

Toutes filières confondues, 9 900 candidats se sont présentés à l’entrée de l’Ecole Duperré, à Paris, pour 230 places réparties entre BTS et DNMADE en 2018. Le dossier scolaire et la lettre de motivation servent de premier filtre. Un entretien d’une dizaine de minutes pendant lequel le candidat doit montrer ses productions vient compléter la procédure pour les 2 000 admissibles. Au final, l’Ecole Duperré compte 38 % de mentions très bien parmi ses admis en première année en 2018, et 29 % de boursiers. « L’idéal serait de mesurer d’abord le potentiel créatif, mais Parcoursup ne le permet pas, constate Héloïse Leboucher, la proviseure adjointe de Duperré. Avec la Manaa, nous avions des candidats qui avaient davantage mûri leur orientation. »

« Depuis la mise en place de la réforme [licence-master-doctorat], il y a près de dix ans, la culture générale a acquis, il est vrai, un poids plus important qu’auparavant. » Emmanuel Hermange, président de l’Association nationale des prépas publiques aux écoles supérieures d’art

Côté écoles d’art, l’entrée dans Parcoursup, prévue en 2020, suscite déjà des inquiétudes. L’Association nationale des écoles supérieures d’art craint que le resserrement du calendrier nuise à l’égalité des chances, car les candidats ne pourront plus passer autant de concours qu’auparavant. Aujourd’hui, le dossier scolaire compte à la marge, voire pas du tout. A l’envoi d’un dossier artistique peuvent s’ajouter des épreuves d’arts plastiques, d’histoire de l’art ou de culture générale avant un crucial entretien de motivation.

« Les jurys sondent la curiosité, l’imagination, la capacité d’engagement, le potentiel artistique, résume Emmanuel Hermange, directeur de la classe préparatoire Arcades (Issy-les-Moulineaux) et président de l’Association nationale des prépas publiques aux écoles supérieures d’art. Mais, depuis la mise en place de la réforme LMD [licence - master - doctorat] il y a près de dix ans, la culture générale a acquis, il est vrai, un poids plus important qu’auparavant. En cinquième année, les étudiants doivent être capables de formaliser un mémoire. »

La Via ferrata, la classe préparatoire pour étudiants issus de la diversité sociale des Beaux-Arts de Paris, y est vigilante. « En arrivant en septembre, nos élèves peuvent avoir quelques lacunes culturelles. Ils n’ont pas fait autant de voyages, visité autant d’expos que d’autres. Deux cours d’histoire de l’art par semaine et de multiples visites d’expos leur sont proposés pour y remédier », détaille le responsable, Luc Chopplet.

Faire évoluer les concours

Echapper au formatage. C’est ce qui a conduit l’Ensci-Les Ateliers à concocter un concours un peu différent depuis sa création, en 1982. « Nous ne cherchons pas des compétences, mais des profils », souligne Yann Fabès, son directeur. Près de 800 candidats se présentent pour 35 places dans le cursus création industrielle. Après une phase d’admissibilité, moins de 200 personnes sont convoquées pour une journée de concours. De 9 heures à 20 heures, elles vont enchaîner en groupe de 4 à 8, puis individuellement, les ateliers et les entretiens. Une épreuve collective de reproduction d’une structure en Lego fait partie des temps forts de la journée. « Le jury observe la dynamique de groupe comme le rôle de chacun, comment le collectif s’organise et trouve des solutions », explique Yann Fabès.

Avec cette méthode originale, l’Ensci constitue des promotions plus hétérogènes. En 2017, seuls 54 % des étudiants sont passés par une prépa. Neuf filières de bac sont représentées parmi les 35 admis, dont un bac pro ou deux STI2D, moins familiers des écoles. Et 45 % viennent de province. Mais seulement 27 % sont boursiers.

« Seul un étudiant sur dix dans l’école vient aujourd’hui des Pays de la Loire ou de la Bretagne », Pierre-Jean Galdin, directeur de l’Ecole des beaux-arts de Nantes - Saint-Nazaire

Les Arts déco amorcent aussi une évolution dans l’édition 2019 de son concours. L’épreuve d’admissibilité a consisté, fin février, en un « portrait d’une promenade », réalisé sur des planches de format A4 complétées éventuellement, innovation de cette édition, par un fichier audio ou vidéo d’une minute maximum. « Sur le fond, cette épreuve ne fait plus appel à des acquis culturels, comme c’était le cas des sujets précédents, mais repose sur une expérience sensible et la manière de la mettre en scène. Sur la forme, laisser la possibilité d’enrichir le dossier d’un fichier numérique permet de puiser dans la pratique spontanée des jeunes, et ainsi de court-circuiter les préparations en tout genre », décrypte Emmanuel Tibloux, le directeur de l’Ensad. Il réfléchit par ailleurs à un concours spécifique sur le modèle des conventions éducation prioritaire de Sciences Po.

Au-delà du concours, les écoles d’art travaillent chacune sur leur territoire à tisser des liens avec les lycées à proximité pour mieux faire connaître la filière et lutter contre l’autocensure. L’Ecole des beaux-arts de Nantes - Saint-Nazaire a lancé, à l’été 2018, un programme avec les lycées des Pays de la Loire. Une trentaine de lycéens repérés par les enseignants d’arts plastiques viennent suivre trois ateliers pendant les vacances d’été, de la Toussaint et de février pour préparer les concours. « Seul un étudiant sur dix dans l’école vient aujourd’hui des Pays de la Loire ou de la Bretagne », souligne Pierre-Jean Galdin.

Le directeur ouvre également une prépa pour 60 étudiants à la rentrée 2019, et 200 en 2020. Car, pour le responsable de l’école nantaise, il faut désormais changer d’échelle. « Nous devrions profiter du maillage des écoles d’art, qui sont présentes dans les métropoles, mais aussi dans les villes moyennes, pour multiplier par dix le nombre d’étudiants dans les prépas publiques et en faire un élément constitutif de notre premier cycle. Nous pourrions ainsi attirer des jeunes d’horizons plus divers », plaide-t-il. Reste à convaincre les collectivités et l’Etat, tutelles de ces écoles, de financer une telle croissance.

Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec les Beaux-Arts Nantes - Saint-Nazaire.

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