Akira Toriyama, l’humoriste contrarié derrière le manga « Dragon Ball »
Akira Toriyama, l’humoriste contrarié derrière le manga « Dragon Ball »
Par William Audureau
Le scénariste de « Dragon Ball Super : Broly », qui sort en salles mercredi en France, a accouché d’une œuvre culte, dans laquelle il n’a jamais vraiment réussi à se reconnaître. Portrait.
Dès qu’il le peut, Akira Toriyama tente de ramener de la légèreté dans ses uvres, pourtant connues pour leur gravité. / Toei/Shueisha/Akira Toriyama
Broly, colosse de muscles et de colère, n’a eu de cesse durant vingt minutes de marteler le sol, le paysage et les héros, Goku et Vegeta, de ses poings perclus de rage, dans une succession quasi ininterrompue d’explosions spectaculaires. Soudain, les deux protagonistes se téléportent sur la Terre. Là, alors que la tension est à son comble, Goku le combattant téméraire et Vegeta le prince des super guerriers se livrent à… une danse, grotesque, pour tenter de fusionner.
Cette courte séquence, à l’humour volontiers grotesque, tirée du film Dragon Ball Super : Broly, qui sort le 13 mars en salles en France, porte une signature : celle d’Akira Toriyama, dessinateur historique de Dragon Ball, le plus grand succès de l’histoire du manga – seulement dépassé depuis par One Piece en termes de ventes.
Briser soudain le cercle de tension, cette empoignade intense, électrique et musculeuse, quasi crispante pour le téléspectateur, ce n’est pas un simple effet rythmique. C’est une bouffée d’air frais, presque un appel à l’aide, une échappée belle, pour cet auteur que la carrière paradoxale a enfermé dans un registre qu’il n’a jamais vraiment aimé dessiner.
Un « gag mangaka » avant tout
Au départ, Akira Toriyama est un gag mangaka, un auteur comique. Son premier succès, Dr Slump, narre les aventures potaches d’une fillette robot dans un monde loufoque peuplé d’aliens scatophiles, de scientifiques obsédés sexuels, d’animaux parlants, de superhéros ratés, et de mises en abyme malignes, qui n’est pas sans évoquer, parfois, l’humour d’un Gottlieb. C’est un Arlequin de tout, qui a fait hurler de rire des millions de Japonais. Son succès stratosphérique l’a même rendu millionnaire dès 1982, bien avant Dragon Ball.
Par la suite, Toriyama n’a eu de cesse de tenter de revenir à ses premiers amours. Kowa (1997), délicieuse fantaisie sur un monde de monstres innocents, comme Nekomajin (2000), parodie hilarante de Dragon Ball, autant d’œuvres considérées comme mineures, ont été ses tentatives de revenir au plaisir de mangas légers, drolatiques, sans prétention. En vain.
Quelle est donc la drôle de malédiction d’Akira Toriyama, coupable d’avoir enfanté Dragon Ball, un manga fait de combats, qui n’a cessé de lui échapper, jusqu’à le rendre perclus de stress, de courbatures, de grippes ? Peut-être faut-il dater le grand malentendu qu’est sa vie de l’année 1983. Ce campagnard opiniâtre, né en 1955, qui a toujours refusé de rejoindre Tokyo comme le font tous les mangakas ou presque, cherche à sortir du train-train quotidien de Dr Slump, dont il a entamé la publication trois ans plus tôt.
Kazuhiko Torishima, son maître à penser et supérieur éditorial, peine à trouver une voie pour ce qui serait sa seconde série à succès. C’est lui qui a repéré Toriyama en 1978, au hasard d’un concours de mangas, alors qu’il était un jeune homme désœuvré, sans emploi, après avoir quitté son métier d’illustrateur publicitaire sur un coup de tête.
Pacte faustien avec Jackie Chan
Ce ne sont pourtant pas les passions qui manquent à cet homme solitaire, terrien et hédoniste. Il apprécie le modélisme et le cinéma d’action : c’est d’ailleurs leur fréquentation intensive qui lui a conféré son sens exceptionnel du volume et du découpage. Il est par ailleurs passionné de mécanique, notamment de motos. Il en glisse de plus en plus dans les derniers chapitres de Dr Slump, dans ses illustrations, dévore même des mangas sur ce thème.
Mais Torishima s’arrête sur un détail : la capacité hors norme qu’a ce dessinateur atypique et obsessionnel à crayonner tout en regardant en boucle les même films, essentiellement des longs-métrages de Jackie Chan et Bruce Lee. Et s’il en faisait le thème de son prochain manga ? Toriyama n’est pas enchanté. Mais il voit l’opportunité de lâcher enfin Dr Slump, et accepte : après un coup d’essai réussi de deux chapitres sur Dragon Boy, en 1984 débute ainsi la publication de Dragon Ball, série d’aventure mêlant Le Voyage vers l’Ouest (un classique de la littérature chinoise) et les arts martiaux, sur ordre de son supérieur.
Le natif de la région de Nagoya ne se doute alors ni de la longévité de sa nouvelle série – qui va durer onze ans – ni des évolutions qui l’attendent – vers toujours plus de combats, de corps d’hommes noueux et rageurs, de transformations surhumaines, de scènes de destruction apocalyptiques.
Toei/Shueisha/Akira Toriyama
A l’école du premier degré
Comment son projet de petite série d’aventure, qu’il imaginait publier six mois seulement, a-t-il ainsi évolué ? Le système éditorial de la Shueisha, sa maison d’édition, et particulièrement de Weekly Shonen Jump, l’hebdomadaire qui le publie, n’y est pas étranger. Chaque mois, les mangas sont classés en fonction des votes de popularité. C’est la dokusha no koe, la « voix des lecteurs ». Or les débuts de Dragon Ball ne convainquent pas.
Le contexte n’est plus aux aventures guillerettes. Le Japon se fascine alors pour la criminalité. L’hyperviolence de Ken le survivant amène dans les pages de Weekly Shonen Jump une noirceur nouvelle qui fascine les enfants. Les films virils et transpirants de Schwarzenegger et Stallone cartonnent au box-office. Même les mangas de sport comme Olive & Tom se tournent vers des compétitions de plus en plus âpres, des héros torturés par leur corps, des épreuves de volonté terribles. C’est la naissance du nekketsu, le « chaud bouillant », qui caractérise un nouveau type de manga mettant l’accent sur le sacrifice, la hargne, le dépassement.
Sur les conseils de son supérieur, Akira Toriyama accepte d’aller vers plus de combats. La popularité du manga remonte. Il introduit d’abord dans Dragon Ball des tournois, puis des adversaires cruels, bientôt des démons maléfiques, des tyrans intergalactiques. Grisé par la réception des fans, fidèle à son éditeur, velléitaire, aussi, l’homme est entraîné par son succès autant que par son rythme de publication.
En 1993, la Toei, le studio d’animation qui met en images Dragon Ball et diffuse dessins animés et moyens-métrages dans le monde entier, lui demande un personnage encore plus musclé. Toriyama accouche de Broly, jeune homme svelte au regard mélancolique et à la carrure herculéenne dès que sa colère explose.
A sa manière, Akira Toriyama exprime alors son propre désarroi. Cette musculature martiale monstrueuse, c’est ce qu’est devenue sa propre œuvre, litanie de combats aux ressorts dramatiques de plus en plus poussifs, sans qu’il n’ait jamais réussi à la ramener à la légèreté. Et ce regard mélancolique, c’est le sien, celui d’un auteur qui n’a plus prise sur son œuvre, plus d’autre plaisir à travailler qu’à glisser, quand il le peut encore, quelques scènes loufoques ou légères pour décompresser.
Dix-huit ans de retraite de « Dragon Ball »
En 1995, Akira Toriyama profite de la relève de Slam Dunk, nouveau phénomène commercial, et de son propre épuisement pour enfin raccrocher les crayons. Dragon Ball s’arrête, en tout cas le sien. La Toei prolongera plus tard le scénario avec Dragon Ball GT, qu’il n’a supervisé que de très loin, avec un succès bien moindre. Pendant près de vingt ans, le dessinateur au corps cassé par la fatigue s’offre un break. Il ne dessinera quasiment plus, scénarisera quelques histoires courtes, s’offrira un duo avec son ami de toujours, Masazaku Katsura (Wingman, Video Girl Ai), participera à quelques remises de prix, tout en fuyant les médias et cette célébrité qu’il a toujours abhorrée.
Akira Toriyama en 2002. / KAMI SAMA EXPLORER MUSEUM / WIKIMEDIA (CC 2.0)
Au début des années 2010, la Shueisha, à bout de souffle, et la Toei, fragilisée par l’effritement des audiences, le supplient de revenir. Ce n’est pas la première fois. Mais cette fois, il accepte. Pour quelle raison exactement ? Le camouflet de Dragon Ball Evolution, adaptation hollywoodienne de son œuvre en 2009, dont il critiquera officiellement le résultat ? La catastrophe de Fukushima, dont il reconnaîtra l’influence, en creux, dans le film Battle of Gods, en 2013 ? Ou des problèmes financiers, après plus d’une décennie et demie sans autre rentrée que les droits d’auteur, et alors que son nom ressort dans les « Panama Papers » ? Peut-être un peu de tout cela.
Depuis 2013, Akira Toriyama est revenu. Pas comme gag mangaka. Pas comme dessinateur non plus. Comme autre chose : scénariste, disent les génériques de fin. Caution artistique, faudrait-il préciser. L’industrie du divertissement japonaise fait peu de cas de la figure de l’auteur, bien moins que la BD franco-belge en tout cas, mais elle reconnaît au créateur d’un univers un droit de regard sur celui-ci. Depuis, à travers le film Resurrection of Freezer, le dessin animé Dragon Ball Super et maintenant le long-métrage Dragon Ball Super : Broly, il définit à nouveau lui-même les grandes évolutions de ces personnages qu’il a si longtemps bercés dans sa tête ; il imagine de nouveaux retournements de situation imprévisibles – sa grande spécialité – et surtout, s’assure que le ton corresponde à ce qu’il imagine devoir être celui de sa saga.
Alors, certes, à l’image de ce qu’est le dernier long-métrage en date, un interminable bras de fer musculeux et hystérique, il ne lutte plus contre les dérives pompières et bellicistes de la saga. Sur ce point, Akira Toriyama a définitivement baissé les armes. Mais il s’assure que l’essentiel, au moins, y soit : une petite scène vaudevillesque, au moment le plus inattendu, où le héros et son pire ami se couvrent de ridicule en improvisant une danse magique à la chorégraphie loufoque. Alors, là, Akira Toriyama sourit.