Le film « Dragon Ball Super : Broly », scénarisé par Akira Toriyama, marque surtout la mainmise du studio Toei Animation sur la lucrative franchise. / TOEI / SHUEISHA / AKIRA TORIYAMA

Si le spectacle de Dragon Ball Super : Broly (le dernier film de la saga Dragon Ball qui sort en France mercredi 13 mars) vous fatigue, sachez que cela vous fera au moins un point commun avec… Akira Toriyama, son propre scénariste. « Ceux qui ont déjà vu le film le savent, les scènes de combat de la Toei sont extraordinaires. [Mais] pour quelqu’un comme moi, rien que de les regarder, c’est épuisant », confiait le dessinateur historique de Dragon Ball en décembre 2018 lors de la Jump Festa 19, un événement organisé par son éditeur de toujours, la Shueisha.

Vu de France, difficile de percevoir à quel point le très attendu film d’animation est l’émanation d’un nouveau rapport de forces dans lequel le mangaka star, crédité comme scénariste, a un rôle surtout symbolique. « On ne sait pas quelle est son implication exacte » dans le film, relève Julien Bouvard, maître de conférences en langue et civilisation japonaise à l’université Jean-Moulin Lyon-III.

A qui doit-on alors ce projet événement, qui marque à la fois la première sortie en salles d’un film Dragon Ball depuis 1996 et le retour d’un personnage-culte pour les fans du manga en France ? A une entreprise en particulier, un studio historique, la Toei Animation.

Le « Disney de l’Orient »

Fondée en 1948, elle se voulait initialement le « Disney de l’Orient ». Elle a vu passer les plus prestigieux animateurs et réalisateurs japonais et donné naissance à plusieurs classiques de l’anime japonais inspirés du folklore ou de la littérature, comme Le Serpent blanc (1958), Horus, prince du soleil (1968) ou encore Le Chat botté (1969).

Avant un virage à 180 degrés. « Il y a un tournant au tout début des années 1970. Le manga prend alors de plus en plus d’importance comme source d’inspiration et devient le cœur des projets », relève Marie Pruvost-Delaspre, maître de conférences en cinéma à Paris-VIII, spécialiste de la Toei. Les adaptations de Goldorak, Les Chevaliers du Zodiaque, Dr Slump et surtout Dragon Ball font alors la fortune du studio.

Lorsque Akira Toriyama débute comme mangaka en 1978, il ignore que sa maison d’édition, la Shueisha, en est un partenaire privilégié. Comme Cobra l’a pourtant déjà montré, le moindre manga à succès est susceptible de se transformer en dessin animé à la notoriété mondiale. Dragon Ball n’y échappera pas. Et la Toei a toujours été présente, au second plan, dans le succès planétaire de la franchise.

Dragon Ball : le générique d'Ariane (Clip officiel)
Durée : 03:14

« Depuis les années 1990, le média source, c’est le dessin animé, avance même Bounthavy Suvilay, doctorante en lettres moderne à Montpellier-III et Paris-Ouest, spécialiste de Dragon Ball. On ne veut pas l’accepter en France, car on est très attaché à l’auteur unique et à la figure de Toriyama. Mais c’est le cas. »

138 personnages créés par la Toei

A sa manière, la Toei contribue à modeler l’univers Dragon Ball, dotant les dessins animés de voix, de couleurs, parfois de personnages supplémentaires, qui marquent l’imaginaire des consommateurs. A travers des épisodes spéciaux et des moyens-métrages, la Toei a amené notamment de nombreuses intrigues inédites, autant pour combler les trous entre deux chapitres du manga que pour répondre à l’insatiable demande des téléspectateurs. « Un des principes de ces univers fictifs, c’est de créer des synergies entre le manga, le dessin animé et les films. Il faut trouver des personnages communs tout en introduisant des configurations nouvelles », décrypte Marie Pruvost-Delaspre.

En tout, dans Dragon Ball, 138 personnages ont été spécialement conçus par ou pour la Toei – même si Toriyama a parfois lui-même contribué à leur dessin. C’est ainsi qu’en 1993, pour le film Dragon Ball Z : Broly, la légende du superguerrier, il a donné naissance à… Broly, star du long-métrage d’hier comme d’aujourd’hui : autant une création qu’une commande, alors que Toriyama rêvait surtout d’aventures guillerettes.

Broly, un jeune homme svelte qui se mue en une montagne de muscles aux deltoïdes hypertrophiés est pourtant le plus pur produit du Dragon Ball Z vu par la Toei. Une première manière, pour le studio, de s’approprier la franchise, sans toutefois prétendre influer le canon ni concurrencer le manga.

En position de force

Près de vingt ans plus tard, les rapports de forces ont changé. L’échec monumental du Dragon Ball Evolution de la Fox Entertainment, adaptation hollywoodienne affligeante des aventures de Goku, en 2009, l’effritement des ventes de Weekly Shônen Jump, le magazine-phare de la Shueisha, et le besoin de relancer la licence grâce à la puissance de l’audiovisuel ont mis la Toei en position de force.

Résultat, c’est par un film de son cru, Dragon Ball Z : Battle of Gods, en 2013, que Toriyama est revenu au scénario de la franchise Dragon Ball, dix-huit ans après l’avoir quitté et que la saga a ressuscité. Et la Toei en profite : Battle of Gods (2013) et La Résurrection de Freezer (2015), les deux longs-métrages suivants du studio de production, sont d’ores et déjà les plus grands succès de l’histoire de la franchise au Japon, avec près de 40 milliards de yens générés par les entrées.

Le film « Battle of Gods », en 2013, marquait le retour à la fois de la franchise et d’Akira Toriyama, sous l’égide de la Toei Animation. / TOEI / SHUEISHA / AKIRA TORIYAMA

Aujourd’hui, si la concertation avec la Shueisha et Bandai restent de mise, la Toei mène la danse. C’est notamment elle qui produit la nouvelle série animée phare, Dragon Ball Super, dont la version papier, qui faisait autrefois référence, est désormais publiée dans V Jump, le magazine de la Shueisha réservé aux produits dérivés. Le tout avec plusieurs chapitres de retard sur l’anime et des lourdeurs inconcevables du temps où le manga était l’œuvre de référence. « Etant donné que les transformations récentes utilisent des couleurs flashy, rouge, bleu, gris, ils ont un vrai problème dans le manga. Ils sont obligés de rajouter plein de dialogues. Cela montre la nouvelle hiérarchie dans la création », épingle Bounthavy Suvilay.

Une stratégie payante

Le projet Dragon Ball Super : Broly est la concrétisation la plus spectaculaire de ces nouveaux rapports de forces dans la création d’une œuvre. La dernière aventure événement de Goku se déroule sur grand écran plutôt que sur papier, et elle met en scène un personnage estampillé Toei (Broly), choisi non en raison des affinités de l’auteur pour celui-ci, mais pour sa notoriété internationale. « Structurellement, la situation financière de la Toei est compliquée. C’est lié au modèle de production japonais, et avec l’effritement des audiences et des recettes télé, elle est obligée d’aller chercher des relais de croissance à l’étranger. D’où l’importance de ce Broly », décrypte Bounthavy Suvilay.

Et cela fonctionne. Le film a battu le record du meilleur lancement pour un film d’animation japonais aux Etats-Unis, où il a été lancé en janvier. Avant même sa sortie française, il est devenu le long-métrage le plus lucratif de la saga, avec plus de 87 millions de dollars déjà générés.

Akira Toriyama, lui, conserve un droit de regard et de veto. Mais il le reconnaît, il n’est pas à l’origine du projet. « Mon supérieur m’a dit : “Broly étant encore très populaire au Japon comme à l’étranger, pourquoi ne pas en faire un film qui soit plus actuel ? », relate le mangaka sur le site officiel du film. L’idée même d’une sortie en partie pensée pour le public occidental n’aurait pas effleuré l’artiste. Dans une interview de 1997 avec Wired Japan, il expliquait qu’à ses yeux la popularité de son manga à l’étranger n’était « pas [ses] affaires ».

De ce point de vue, que Dragon Ball Super : Broly soit scénarisé par l’auteur du manga en personne est presque une incongruité. « Les grands studios comme la Toei ont plutôt tendance à vouloir se débarrasser de la figure de l’auteur, la question de la paternité artistique est très compliquée chez eux, rappelle Marie Pruvost-Delaspre. Ici, il y a peut-être une recherche d’authenticité. » A l’heure où Shueisha comme Toei s’accrochent à la puissance commerciale de leurs licences historiques, il s’agit surtout de mettre tous les arguments de son côté.