Arrestation de jeunes djihadistes présumés devant la mosquée Masjid Musa, dans le quartier Majengo, à Mombasa, le 2 février 2014. / IVAN LIEMAN / AFP

Le kamikaze qui s’est fait exploser le 15 janvier dans le complexe hôtelier Dusit à Nairobi vivait à Majengo. Plusieurs des Chabab, les militants islamiques, auteurs de cette attaque où 21 personnes sont mortes avaient aussi des liens étroits avec ce quartier populaire. Situé sur l’île au cœur de Mombasa, il se dessine autour de quelques rues animées, bordées de bâtiments blancs, tout en étages et en arcades. Une architecture caractéristique de la grande ville portuaire.

Le quartier est connu comme un haut lieu de la radicalisation. Deux imams, Aboud Rogo et Abubaker Shariff – surnommé « Makaburi » – (« tombeau » en swahili), y exhortaient les jeunes à rejoindre le combat des Chabab au début des années 2010. A cette époque, l’élégant minaret blanc et vert de la mosquée Masjid Musa, où ils officiaient, arborait des drapeaux noirs à la gloire de la milice islamiste somalienne. Depuis, les deux prédicateurs ont été tués et les drapeaux noirs décrochés. Mais, à chaque nouvelle attaque terroriste au Kenya, resurgit le nom de Majengo.

« Des zones grises »

c’est un « point chaud », selon le groupe de réflexion britannique Rusi, spécialisé sur les questions de défense et de terrorisme. « Majengo est le creuset d’une combinaison de facteurs sociaux et économiques, fréquents au Kenya, sans nécessairement mener à la radicalisation, et du leadership [des deux imams] à l’origine de la radicalisation d’une frange de la population », analyse Martine Zeuthen, qui dirige le bureau de Rusi au Kenya. La présence de gangs limite le contrôle exercé par la police et laisse « les recruteurs profiter de ces zones grises », de même qu’ils tirent partie des frustrations historiques de cette région frontalière et musulmane vis-à-vis de Nairobi.

Depuis 2016, Rusi mène ici, et dans cinq autres « points chauds » du Kenya, un programme baptisé Strive II, qui vise à prévenir la radicalisation et le recrutement des jeunes par Al-Chabab. Le principe de ce projet financé par l’Union européenne – 3 millions d’euros sur trois ans – associe un mentor et un « mentoré » qui se ressemblent. Même âge, même quartier, mêmes rêves et mêmes déceptions. Mais quand l’un prêche contre la radicalisation, l’autre risque d’être happé par elle.

A Majengo, Al-Chabab commence toujours par des histoires de famille. Un voisin, un frère, un ami, disparu du jour au lendemain, probablement parti en Somalie. Mais aussi des « revenants », qui ramènent avec eux discours et comportements violents. « Il y a deux ans, le cousin de mon mari, revenu de Somalie, l’a attaqué avec un panga [machette utilisée aux champs] pour une histoire de propriété. Mon mari a eu 18 points de suture à la tête », raconte Kuchi (la plupart des prénoms ont été changés), 28 ans. A l’époque, la jeune femme, mère de deux enfants, est complètement « stressée, pressurisée » par sa belle-famille radicalisée et déprimée par cette police qui ne fait rien, à part des descentes à chaque nouvel attentat, raconte-t-elle en caressant son ventre rond à travers l’abaya noire. Emma, une voisine et mentor du programme, l’approche alors pour lui proposer un soutien.

« Ne plus être influençable »

C’est la partie la plus difficile, celle où les mentors essuient suspicions et refus. « Quand ils entendent parler de déradicalisation, soit les gens d’ici ne savent pas ce que cela veut dire, soit ils ont peur, pensant que nos sommes des informateurs. Il faut du temps pour convaincre », sourit Emma, 29 ans. Souvent, les mentors, qui doivent être « humbles et sans jugements », préfèrent éviter le terme, préférant expliquer au jeune ciblé voir en lui un « potentiel ».

Cette couturière à mi-temps touche un « dédommagement » pour les longues heures passées chaque semaine à parler avec ses cinq protégés. Ils racontent leurs problèmes de famille, expriment des inquiétudes sur leur avenir, leur mariage, leurs enfants. « Vous savez ce qu’on dit : un problème partagé est à moitié résolu ! », résume Emma avec conviction. L’antidote paraît simple, naïf presque, pour désamorcer un phénomène aussi complexe que l’engagement au sein d’un groupement terroriste. Pourtant, Kuchi jure qu’il lui a permis d’oser déménager avec son mari loin de sa belle-famille et prendre suffisamment confiance en elle pour « ne plus être influençable ».

Madina, 26 ans, pense qu’elle n’aurait peut-être pas été à deux doigts de se retrouver en Somalie si, il y a deux ans, elle avait pu partager ses problèmes avec son actuel mentor, Mohamed. Une amie lui promet alors depuis des semaines un mystérieux travail. « Très seule » depuis que son mari a disparu sans laisser de traces, en manque d’argent, elle accepte d’embarquer dans une voiture, direction supposée Nairobi. C’est lorsqu’un de ses accompagnateurs prend la fuite à un barrage de police qu’elle réalise. « A ce moment-là seulement j’ai compris qu’on m’emmenait en Somalie », lâche-t-elle, encore circonspecte. Aujourd’hui, dit-elle en agitant ses mains couvertes de henné, « grâce au mentorat, je suis une femme forte, je peux me tenir debout comme un homme, et je suis active dans plein de groupes pour la communauté ».

Enrôler des jeunes femmes

Promettre un emploi bien rémunéré via une connaissance ou via un « sauveur » sorti de nulle part, ou bien proposer un mariage avantageux à leurs parents, font partie des techniques des recruteurs pour enrôler des jeunes femmes. « Pour les hommes, ils utilisent aussi les lieux communautaires, comme les terrains de foot, qui sont pleins de jeunes sans profession rêvant d’une vie meilleure », note Nolly, un imposant mentor de 35 ans. Très au fait de ces techniques, les mentors tentent de saper le travail des recruteurs en jouant sur le même terrain qu’eux. « Au-delà de l’écoute, nous pouvons aider aux démarches administratives, obtenir par exemple une carte d’accès à l’hôpital, ou donner des conseils sur comment démarrer un petit commerce », explique Emma.

Mais la parole a ses limites. Le mentor ne peut offrir un travail. « Le port est la principale source d’emplois et la plupart des jeunes d’ici ne sont pas qualifiés pour cela », regrette Nolly. Lors d’une conférence organisée par Rusi à Nairobi pour tirer les leçons de son programme, l’un des participants admettait l’importance « d’avoir des programmes complémentaires », centrés sur les conditions de vie ou le développement économique. Sans quoi le mentor risque de prêcher dans le vide.