Jusque-là, tout va à peu près bien ! / Nintendo

Ô mouches : pardon. Pardon pour tout ce mépris, cette agressivité, ces coups de serviette fouettés malencontreux. Aujourd’hui je le sais : l’espèce supérieure, c’est vous. L’être humain voit une cinquantaine d’images par seconde ; un diptère, 200. Nous avons deux yeux : vous, 800 photorécepteurs. Si demain l’homme affrontait une mouche à Tetris 99, c’est scientifique, il perdrait.

Développée par le studio japonais Arika, cette énième version du célèbre bouche-trou a été lancée le 13 février sur le service en ligne de la Switch de Nintendo. Le principe consiste toujours à agencer des tétraminos de manière à former des lignes, tâche à laquelle pouvait encore récemment s’acquitter raisonnablement facilement un bipède doté d’une Game Boy ou d’un smartphone en état de marche.

Mais, nouveauté, Tetris cède à la mode du « battle royale » : il faut dans le même temps lutter contre quatre-vingt-dix-huit concurrents. Quatre-vingt-dix-huit autres bipèdes, soit un total théorique de cent quatre-vingt-seize pieds dotés d’une Switch. Et surtout, d’une intention maléfique : survivre plus longtemps que vous, éventuellement en encombrant votre innocent écran de tas de lignes malveillants. Tout cela pour atteindre l’inaccessible étoile : être le dernier en lice, le survivant vainqueur, le top 1.

TETRIS® 99 - 99 joueurs… mais un seul décrochera la victoire ! (Nintendo Switch)
Durée : 00:31

Déconfiture

Au tout début, on a cru que l’on pourrait jouer à l’ancienne, en se concentrant sur le ballet calme et connu des carrés, tiges, et autres zigzags cubiques tombant de l’écran comme les doux flocons de la nostalgie. Que nous fûmes naïfs ! Traversant les interstices de l’écran comme l’armée allemande la ligne Maginot, voilà qu’un premier étage de blocs jeté par un adversaire surélève brutalement notre édifice. Puis une seconde. Puis quatre autres d’un coup. Puis trois.

Et alors que nous tentons misérablement d’emboîter ce stupide carré dans une crevasse longue de quatre blocs et épaisse d’un seul, voilà qu’une paroi à quatre étages surgit de terre, échafaud final éjectant notre pièce la plus haute du sommet de l’écran, guillotinant notre partie, nos espoirs, notre bonne humeur. 84e sur 100. L’échec est total.

Le roussi (allégorie). / Nintendo

Désormais, je le sais, je ne suis plus seul. Ils sont 98 autour de moi ; 98 conspirateurs. Le danger ne vient plus de là-haut, de ces pièces familières, mais de ces dizaines d’écrans alignés en périphérie de notre espace de jeu en quatorze rangées de sept (ça fait 98, fermez votre application calculette, on a déjà vérifié). Alors, on se surprend à trafiquer les réglages de stratégie, car oui, il y a de la stratégie dans Tetris 99.

Le réglage « KO faciles » est tentant : il enverra des blocs non sollicités aux joueurs en difficulté. Mais non. L’option « riposte », c’est elle qu’il nous faut. Tetris 99 rend mauvais. Humainement mauvais. Regard noir, doigts rageurs, on empile les lignes comme on fait des petits croche-pattes dans la queue de la caisse du supermarché au monsieur qui vient de nous dépasser. Œil pour œil, ligne pour ligne. Si je meurs, vous mourrez avec moi, vils contempteurs de mes jolis édifices.

L’éveil

Seulement, sans maîtrise la colère n’est rien. Et Tetris 99 n’attend pas de nous un courroux vengeur, mais au contraire l’éveil à un niveau de conscience supérieur, fait de sang-froid, d’à-propos, et de troisième œil. Celui de la sainte mouche, grâce auquel on pourrait voir l’action, c’est la science qui le dit, au ralenti, en deux cents images seconde, voir ces quatorze rangées de sept matrices de dix lignes sur vingt, ces 19 800 blocs qui s’agitent en permanence à l’écran. Et ainsi, espère-t-on, esquiver ces parapets de blocs avec l’aisance de la drosophile fuyant la lente tapette de l’humain.

Bande Annonce - La Mouche 1986 (Français)
Durée : 02:01

Cela fait désormais quatre semaines que je joue à Tetris 99. Je me sens comme Jeff Goldblum en 1986 dans La Mouche. Je ne me nourris plus que de sucre. Mon pouls bat au ralenti, mes réflexes sont devenus supersoniques, mes doigts ne se décollent plus de la Switch, ni mon séant du canapé. Les membres de ma famille ont renoncé à me parler, mais ma mue a été bénéfique.

Mes yeux sont désormais des boules disco bioniques capables de détecter dans le paysage urbain de Paris toutes les barres d’immeuble que d’un simple 凸 bien placé, je pourrais effacer de la carte pour relever le sol de Tokyo, Belfast ou Saint-Brieuc. J’enchaîne les parties en série, mets un « I » de côté tout en retournant un « L » bleu pendant que mon œil gauche surveille l’écran bientôt envahi de l’adversaire 67 d’un œil, sans lâcher celui du menaçant numéro 13 d’un autre.

Problème : je n’arrive plus à décrocher. La mue, peut-être, est allée trop loin. Je me suis fait diptère, mais Tetris 99 était une toile d’araignée. Je suis sa proie, son captif, sa chose. Mais qu’importe. Je ne me débats même plus, j’aime ça. A moi une nouvelle partie, et qui sait, peut-être, un petit top 1. Alors, mon cœur serait tranquille, et les villes s’éclabousseraient de bleu.

Ce pourquoi le monde s’agite : l’or d’un top 1. / Nintendo

En bref

On a aimé :

  • Gagner.

On n’a pas aimé :

  • Perdre.

C’est plutôt pour vous si…

  • Vous êtes une drosophile.
  • Vous aimez la drogue.
  • Et rêver de formes géométriques qui pleuvent.

Ce n’est pas pour vous si…

  • Vous avez douloureusement réussi à décrocher de Tetris en 1996

La note de Pixels

Cure de désintox/100.