Dans « La Transparence du temps », Leonardo Padura emmène le lecteur dans une enquête cubaine de son personnage fétiche, Mario Conde. / MÉTAILIÉ

LA LISTE DE LA MATINALE

Cette semaine, l’Europe se parcourt avec « Sur la route du Danube », d’Emmanuel Ruben. L’occasion de se perdre, à vélo, dans la multitude des paysages et des rencontres, et de se frotter à tout ce que le Vieux Continent a de politique. Le périple se prolonge avec la philosophie de Giambattista Vico qui s’intéresse aux caractéristiques de la naissance des nations. Autre voyage : celui d’une vie. Dans « Les Gratitudes », Delphine de Vigan produit une fine observation de la vieillesse, une belle description de tous les âges qui nous constituent. Direction Cuba, enfin, avec l’enquêteur Mario Conde, personnage fétiche de Leonardo Padura, qui se lance à la recherche d’une statue de la Vierge noire. Une investigation meurtrière dans les milieux interlopes du marché de l’art.

RÉCIT. « Sur la route du Danube », d’Emmanuel Ruben

Deux amis à vélo pédalent d’Odessa à Strasbourg pendant quarante-huit jours : 4 000 kilomètres de vent, de paysages, de rencontres et de moustiques – mais aussi de frontières et de douanes, de longitudes et de latitudes, de toponymes et d’idiomes divers et mêlés. Une remontée de l’Europe à contre-courant, à « rebrousse-poil », d’Orient en Occident, « pour échapper à [la] mer inéluctable ».

Dans l’épilogue de Sur la route du Danube, Emmanuel Ruben, né en 1980, avoue une triple passion : pour le Danube, pour le vélo et « pour l’histoire d’un vieux continent, l’Europe, l’homme malade de la planète ». Et de fait, s’il est beaucoup d’autres sujets et d’autres visions qui surgissent au fil de l’eau et de la route, l’Europe, politique, historique et culturelle, s’affirme bel et bien comme la destination ultime de cette suite de courts chapitres en mouvement, sa direction, son nord magnétique.

La leçon du livre s’affirme plus complexe, cependant, que de simplement « pédaler à contre-courant de cette Europe que des commissaires nous tricotent dans leurs palais de cristal sans rien nous demander », comme Emmanuel Ruben l’écrit par ailleurs. Ce serait oublier l’eau, l’effort renouvelé d’une centaine de kilomètres quotidiens, et la musique. Celle de la langue qui se coule dans les impromptus du paysage et des conversations de hasard, qui épouse la rumeur du vent et sèche au soleil. Dans ses illuminations d’écrivain cycliste, dans son emportement de géographe, dans son lyrisme d’enfant des bords du Rhône remontant, têtu, un autre fleuve, Sur la route du Danube atteint une forme de perfection rare. Il s’avale comme la route, le rythme est éternel. Nils C. Ahl

« Sur la route du Danube », d’Emmanuel Ruben, Rivages, 256 p., 23 €.

ROMAN. « Les Gratitudes », de Delphine de Vigan

« Aujourd’hui, une vieille dame que j’aimais est morte », confie Marie dès la deuxième page, alors qu’elle s’apprête à raconter l’histoire de cette femme, Michka, les derniers mois de son existence. Celle-ci aussi va avoir la parole, ainsi que Jérôme, son orthophoniste, l’alternance de leurs voix tissant une narration polyphonique dont est coutumière Delphine de Vigan.

A Michka, Marie doit beaucoup, même si aucune des deux ne s’étend sur les détails ; petite fille, elle trouvait un refuge dans l’appartement de sa voisine sans descendance ; plus tard, quand elle a passé des mois à l’hôpital, Michka l’a accompagnée.

Aujourd’hui, c’est cette dernière, octogénaire, qui est malade : l’ancienne correctrice perd les mots, en même temps que sa capacité à vivre seule chez elle. La voici en maison de retraite. Ses nuits sont peuplées de cauchemars où sa vulnérabilité lui est renvoyée au visage ; ses journées sont tendues vers les visites de Marie et de Jérôme, lequel l’aide à lutter contre l’effacement du langage, les termes qui se dérobent ou se mélangent.

Les Gratitudes, étonnamment solaire et doux, célèbre le sentiment de reconnaissance, son importance et sa noblesse, à travers sa simplicité formelle revendiquée, qui donne au roman des allures de pièce de théâtre. Une simplicité qui ne fait pas tout à fait l’économie du fil blanc dont est en partie cousue son intrigue dans la dernière partie. Mais celui-ci n’empêche pas Les Gratitudes d’être une fine observation de la vieillesse, une belle description de tous les âges qui nous constituent. Comme toujours, Delphine de Vigan évoque très bien ce qui reste en chacun de l’enfant qu’il fut. Raphaëlle Leyris

« Les Gratitudes », de Delphine de Vigan, JC Lattès, 192 p., 17 €.

ROMAN. « La Transparence du temps », de Leonardo Padura

Alors qu’il s’apprête à fêter son soixantième anniversaire à La Havane, l’enquêteur Mario Conde, de plus en plus enclin à la mélancolie, est toujours à court d’argent.

En contrepartie d’une belle somme qui lui servira à régaler ses fidèles amis, il accepte de rechercher, pour un ancien camarade de lycée, une statue de la Vierge noire qu’a volée à celui-ci un jeune amant. Selon le plaignant, elle n’aurait qu’une valeur affective. Sauf que l’ancien flic, en enquêtant sur d’éventuels receleurs, découvre à quel point l’objet, datant des croisades, est précieux. De quoi susciter des convoitises et causer l’assassinat de plusieurs intermédiaires.

Secondé par ses amis, Conde, personnage fétiche de Leonardo Padura, toujours fantasque et allergique à la modernité, frôlera lui-même la mort au cours de son investigation dans les milieux interlopes du marché de l’art.

Le récit de sa quête alterne avec l’histoire de la statuette, sauvée du siège de Saint-Jean-d’Acre (1291) puis, six siècles et demi plus tard, des exactions commises pendant la guerre d’Espagne. Padura peaufine le portrait de son vieil enquêteur, écrivain frustré, qui considère « son existence comme une erreur monumentale qu’il n’avait pas pu ou su combattre, car les efforts pour survivre (…) lui avaient volé le meilleur de sa volonté et de son talent ». Par sa volonté et son talent, auxquels il faut ajouter l’humour désenchanté, Padura lui offre une éclatante réparation. Macha Séry

« La Transparence du temps » (La transparencia del tiempo), de Leonardo Padura, traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, Métaillé, 430 p., 23 €.

PHILOSOPHIE. « Origine de la poésie et du droit », de Giambattista Vico

La philosophie de Giambattista Vico est souvent assimilée à une théorie cyclique de l’histoire que résumeraient, chez lui, les notions de « cours » et « récurrence » (corso et ricorso). En traversant plusieurs étapes, toujours les mêmes, l’évolution des nations suivrait le tracé d’un vortex qui reviendrait toujours à son commencement. Origine de la poésie et du droit permet de corriger cette interprétation, devenue un cliché.

Vico, dans sa passion de rassembler les traces d’une histoire universelle, dégage certes des rythmes dans la vie des nations. Il pense que le langage poétique est la première langue des peuples, celle qui fonde leur première religion et leurs premières lois. Ce père de famille observe avec minutie, dans l’enfance humaine et chez ses propres enfants, les traits caractéristiques de la naissance des nations.

Mais il n’y a pas pour autant de fatalité à ce que celles-ci suivent toutes et toujours le même chemin. « Corso » et « ricorso » sont écrits au singulier mais certains textes laissent entrevoir d’autres parcours possibles.

D’autant que le philosophe chrétien sait que l’avenir se trouve entre les mains de Dieu seul et que le regard de l’historien et du philosophe ne peut qu’être rétrospectif. L’œuvre promet donc à ceux qui s’en réclament le sublime des vastes perspectives qu’elle déploie et prescrit l’humilité du savant conscient de ses limites. Nicolas Weill

« Origine de la poésie et du droit » (De constantia jurisprudentis), de Giambattista Vico, traduit du latin par Catherine Henri et Anne Henry, Allia, 464 p., 20 €.