C’est la foire d’empoigne au conseil de prud’hommes de Paris. Dans ce tribunal paritaire, des juges du collège employeur accusent une de leur paire, encartée à la CGT, de les avoir trahis, en prenant des libertés dans la rédaction d’une décision sur laquelle ils avaient délibéré ensemble. Il s’agit d’une manœuvre déloyale, contraire aux règles, s’indigne un représentant du Medef. « On ne peut plus avoir confiance », poursuit-il, en suggérant que des mesures soient prises à l’égard de sa collègue.

Au cœur de cet affrontement, il y a une mesure emblématique des ordonnances de 2017 sur la réécriture du code du travail : le plafonnement des indemnités prud’homales. Les textes prévoient désormais une grille de dommages-intérêts à allouer aux salariés victimes d’un licenciement infondé – avec des montants minimaux et maximaux en fonction de l’ancienneté dans l’entreprise.

Figurant dans le programme de campagne d’Emmanuel Macron, cette mesure était attendue par le patronat car elle rend plus prévisible les décisions prud’homales. Mais la gauche et plusieurs centrales syndicales – dont la CGT – la désapprouvent, au motif qu’elle ne permet pas, à leurs yeux, une juste réparation du préjudice subi par le travailleur congédié.

Versement d’une « indemnité adéquate »

Bien qu’il soit entré en vigueur, le dispositif continue d’être contesté, sur le terrain judiciaire. Ainsi, lors de plusieurs audiences, des avocats de salariés ont fait valoir que le barème était contraire à deux textes : la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et la Charte sociale européenne. Celles-ci prévoient qu’une juridiction doit pouvoir ordonner le versement d’une « indemnité adéquate » ou toute autre forme de réparation « appropriée » en cas de licenciement infondé.

Depuis la mi-décembre 2018, six conseils de prud’hommes ont estimé que cet argumentaire était pertinent et qu’il fallait, par conséquent, accorder des dommages-intérêts supérieurs à ceux fixés dans les ordonnances Macron. Dans quelques cas, les juges se sont prononcés dans ce sens, sans même y être invités par le conseil du salarié, durant les débats au tribunal.

Jusqu’à présent, les prud’hommes de Paris étaient restés à l’écart de ce mouvement de rébellion. Mais mercredi 13 mars, les esprits ont commencé à s’échauffer, à la suite de la notification, très récente, d’un jugement rendu, fin novembre 2018, par cette juridiction. La décision, que Le Monde s’est procurée, est, de prime abord, surprenante : elle alloue à une salariée des dommages-intérêts dont le montant correspond à la grille adoptée en 2017 mais elle cite également la Charte sociale européenne et la Convention n°158 de l’OIT.

Pourquoi faire référence à ces deux textes sans en déduire, comme dans les six autres conseils de prud’hommes, que le barème Macron doit être écarté ? Selon nos informations, il s’agit d’une initiative prise par la juge prud’homale CGT, qui présidait l’audience ce jour-là. Lors du délibéré, auquel elle a participé avec trois collègues (une pour le collège salarié, deux pour la partie patronale), un accord avait été trouvé sur le sens général de la décision et sur le niveau de l’indemnisation.

Quand elle a rédigé, seule, le jugement, la présidente CGT a fait le choix de mentionner la Charte sociale européenne et la convention de l’OIT. Or, « les conseillers employeurs, présents lors de l’audience, disent que cela n’avait pas été abordé en délibéré », rapporte Jacques-Frédéric Sauvage, vice-président (Medef) des prud’hommes de Paris. L’affaire suscite un émoi important, du côté des juges patronaux : ils y voient la manifestation d’une « malhonnêteté intellectuelle », qui pourrait justifier des sanctions.

« Rappel général des bonnes pratiques »

Comment expliquer la démarche de la conseillère CGT ? Sollicitée par Le Monde, elle n’a pas souhaité s’exprimer publiquement. Il semble qu’elle ait voulu évoquer les deux conventions internationales, de manière à rappeler que le barème Macron peut être écarté. Une geste militant, en somme, mais dont la pertinence juridique s’avère incertaine.

Pour l’heure, les juges employeurs se sont bornés à protester, sans engager la moindre procédure. « Nous attendons de savoir quelles mesures seront envisagées par les responsables du collège salarié, confie M. Sauvage. Pour moi, il y a une question de confiance mutuelle qui se pose. Il n’est plus possible de se fier à elle. »

De son côté, le président (CFDT) des prud’hommes de Paris, Etienne Colas, préfère temporiser : « Je ne peux pas me prononcer sur les faits, n’ayant pas une connaissance précise de ce qui s’est passé. Mais à ce stade, ils me paraissent tenir du non-incident et ne me semblent pas graves. » Il a l’intention d’adresser à l’ensemble de ses pairs un « rappel général des bonnes pratiques, notamment en matière de déontologie et de loyauté ». « Ce que dénonce la partie patronale, aujourd’hui, s’est déjà produit, avec des collègues du collège employeur qui s’éloignaient un peu de ce qui avait été convenu au moment du délibéré, relate-t-il. Il faut donc que chacun balaye devant sa porte. »